Les Italiens dans l’agriculture du Sud-Ouest (1920-1950)
Les Italiens dans le Sud-Ouest de la France représentent un cas singulier d’immigration agricole au XXe siècle. La région était jusqu’alors surtout concernée par le flux transfrontalier des immigrants espagnols qui représentaient l’essentiel des étrangers présents. On ne trouvait encore que quelques rares Italiens : ouvriers sur des chantiers de travaux publics, artisans, marchands ambulants ou des forestiers venus « faire la saison ». L’amorce d’un mouvement d’immigration de masse au début des années 1920 résulte de la situation démographique locale : les campagnes méridionales sont en voie de dépeuplement, à cause d’une très faible natalité et de l’exode rural. Dans bien des départements, la population n’a cessé de diminuer depuis le milieu du XIXe siècle et le Sud-Ouest dans son ensemble a perdu près de 235 000 habitants entre les recensements de 1911 et 1921. Nombre de travailleurs ruraux ont été emportés par le premier conflit mondial, soit 11 % de la population active du Tarn-et-Garonne selon une enquête du ministère de l’Agriculture.
Une immigration encouragée par les élites
Ce contexte explique que l’immigration transalpine ait été sollicitée par les milieux agricoles régionaux. Au sortir de la Grande Guerre, les exploitants et surtout les propriétaires rentiers sont en manque de bras pour faire tourner leurs domaines. Avec la volonté de réagir à la crise du monde rural, les notables locaux et les instances représentatives considèrent bientôt qu’un apport extérieur est indispensable. Mais les expériences d’introductions tentées jusqu’alors – salariés portugais, suisses ou slaves, familles bretonnes ou vendéennes – sont restées sans lendemain. Quant aux Espagnols, ils préfèrent généralement s’employer dans l’industrie et semblent inadaptés au besoin d’installer à demeure des paysans dans les terroirs de polyculture. Dès les années 1922-1923 diverses initiatives concourent à solliciter des transalpins et il apparaît rapidement que ceux-ci « font l’affaire ».
L’immigration agricole italienne a donc été initiée, encouragée et applaudie par les élites du temps. Géographiquement, elle s’est implantée au cœur du bassin Aquitain, dans le Gers, la Haute-Garonne, le Tarn-et-Garonne et le Lot-et-Garonne, atteignant en périphérie le Lauragais, le Quercy et le Rouergue, le Périgord, la Gironde et le piémont pyrénéen.
« Rush » vers la Gascogne
Le recensement de 1926 témoigne d’un « rush vers la Gascogne » – selon une formule d’époque. Il amène en l’espace de quelques années près de 40 000 Italiens en Aquitaine et Midi-Pyrénées.
Ceux-ci viennent essentiellement du nord de la Péninsule, Vénétie, Frioul, Piémont et Lombardie, plus marginalement Emilie et Toscane. Car l’Italie rurale, en proie à un surpeuplement relatif, connaît de fortes tensions sociales, d’autant que les zones proches de la frontière autrichienne ont été dévastées par la guerre.
Alors que les destinations traditionnelles se ferment aux Italiens (Etats-Unis, Argentine ou pays germaniques pour des raisons diverses) le Sud-Ouest offre aux émigrants de l’espace et des places à prendre. Le différentiel des prix du foncier rend son territoire attractif. Alors que Mussolini conforte la dictature, le fascisme au pouvoir détermine aussi une partie des départs. Des militants politiques ou syndicaux trouvent refuge dans la région et y reconstituent en exil certaines de leurs organisations. De fait, les premiers venus sont vite rejoints par des connaissances originaires d’une même vallée, voire d’un même village, l’effet de réseau jouant à plein.
Cette vague migratoire a une autre caractéristique : celle d’avoir été d’emblée familiale, avec femmes, enfants, collatéraux, et parfois les aïeux. Les mieux nantis amènent jusqu’à leurs outils de travail, voire les semences dont ils ont l’habitude. Ce sont donc des petits noyaux de vie italienne qui s’implantent dans les plaines et les coteaux du Sud-Ouest. L’habitat rural dispersé explique cependant que jamais aucune « concentration ethnique » ne soit apparue. Pas de « Petite Italie » donc (hormis à Blanquefort du Gers), malgré un nombre important d’Italiens dans certaines communes.
Le temps de l’enracinement
Ces immigrants arrivent avec un projet d’installation paysanne et l’espoir de réussir une ascension par la terre. L’option d’une expatriation définitive domine chez la plupart d’entre eux, sans que cette transplantation impose de changement d’activité. En grande partie émigration de pauvres gens quittant des lopins trop chiches, elle est aussi celle d’agriculteurs ayant du bien, à la recherche d’une situation plus avantageuse que dans leur pays d’origine. La plupart s’installent comme fermiers ou métayers – les ouvriers agricoles étant minoritaires contrairement à ce qui s’observe au même moment en Languedoc ou dans le Sud-Est – acceptant au départ des conditions avantageuses pour les propriétaires bailleurs français. Mais une part non négligeable de ces migrants achète dès l’arrivée une propriété, ce qui donne à la colonie une composition sociale diversifiée et hiérarchisée.
Dans la mesure où ces Italiens contribuent à revaloriser des domaines menacés d'abandon, voire en friche, leur impact économique est très favorablement perçu. Les réactions à leur installation s’expliquent donc en priorité parce qu’ils fournissent une solution, même partielle ou temporaire, aux problèmes économiques et sociaux des campagnes méridionales. Leur ardeur au travail et le partage d’un mode de vie paysan font le reste. La presse locale se félicite très vite de cette immigration positive, d’autant mieux perçue qu’elle est destinée à s’assimiler. L’absorption de ces étrangers-là est en effet immédiatement souhaitée, gage de stabilité et de renouveau, résultat attendu du voisinage villageois et d’une civilisation rurale assimilatrice.
A partir de 1927, le gouvernement de Mussolini tente de limiter les départs en multipliant les contraintes réglementaires tout en renforçant son contrôle sur ses ressortissants à l’étranger. Le flux d’immigration se poursuit donc sur un rythme plus modéré, du fait d’émigrations clandestines (par exemple des pèlerins à Lourdes qui demeurent dans la région), mais surtout par l’installation dans le Sud-Ouest d’Italiens ayant transité auparavant par d’autres régions françaises, notamment la Lorraine où certains rompent leurs contrats de travail dans les mines ou la sidérurgie afin de gagner le Midi. Dès qu’ils trouvent à se placer dans l’agriculture, leur régularisation est assez facile.
Selon le recensement de 1936, plus de 80 000 Italiens sont présents dans les limites actuelles de l’Aquitaine et de Midi-Pyrénées et ils sont désormais la première communauté étrangère dans plusieurs départements (Gers, Haute-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne, Dordogne), avant que l’exil des républicains espagnols en 1939 ne bouleverse la donne.
Après la guerre
Bien que les statistiques soient incomplètes, les migrations de retour ont été assez limitées, notamment quand Mussolini appela les émigrés à rejoindre leur « mère patrie » à la fin des années 1930. Exploitants agricoles pour la majorité d’entre eux, les Italiens du Sud-Ouest se trouvaient très enracinés et le mouvement de demande de naturalisation s’amorçait. Comme pour tous les Italiens de France, la Seconde Guerre mondiale a représenté pour cette colonie bien intégrée à la société méridionale une phase particulièrement conflictuelle et douloureuse, dont le contrecoup s’est prolongé plusieurs années durant.
Le flux migratoire a repris ensuite un temps dans l’après guerre, sur la base des réseaux existants, et toujours majoritairement à destination de l’agriculture, avant de se tarir dès la première moitié des années 1950.
Si beaucoup d’Italiens sont restés paysans, l’éventail de leurs activités s’est élargi au fil du temps et des générations : travailleurs ou entrepreneurs du bâtiment, commerçants ou employés, jusqu’à rendre cette population quasi invisible, comme fondue dans le paysage du Sud-Ouest.