La figure de l’immigré dans le cinéma français depuis les années 70
Depuis quelques décennies, la "question de l'immigration", devenue centrale dans la vie publique, n'a pas manqué de nourrir l’univers du cinéma français. Témoin des enjeux de son temps, le septième art offre des mises en scène de la diversité culturelle qui permettent de saisir le rythme des évolutions du statut de l’immigré au sein de la société française de la période des années 70 à nos jours.
Images de détresse d’un sous-prolétariat
Parmi les quelques films mettant en scène des immigrés, on ne trouve que l'image furtive d'un individu rejeté, soumis à de dures réalités entre lieu de travail et lieu d'habitation, figé dans des attitudes stéréotypées.
Après mai 68, plusieurs films assez confidentiels abordent le thème de l’immigration à partir du monde du travail (voir Michel Cadé, L’Ecran bleu, la représentation des ouvriers dans le cinéma français, Presses universitaires de Perpignan, Perpignan, 2004).
Mektoub ?, réalisé par Ali Ghalem en 1969 narre les tribulations d'un Algérien dans l’Hexagone : pauvre, analphabète, Ahmed Chergi débarque à Paris, découvre le bidonville de Nanterre, la queue à l'embauche, le contrôle sanitaire, la quête d'une chambre pour se loger, la méfiance, les tracasseries administratives et policières.
Deux films du cinéaste mauritanien Med Hondo, Soleil O en 1970 et Bicots-nègres, vos voisins en 1973 dénoncent la domination néocolonialiste de la France sur les travailleurs immigrés, notamment en matière de logement. En 1971, parmi les films sélectionnés par la Semaine de la critique au festival de Cannes, figure El Ghorba réalisé par Annie Tresgot : mêlant narration et entretiens sur fond d'images de la vie laborieuse des Nord-Africains, ce film s'apparente à un reportage réalisé selon la méthode du cinéma direct. Dans Les Ambassadeurs (1975) de Naceur Ktari, les travailleurs tunisiens, rejetés, vivent en groupe dans un quartier périphérique d’une grande ville.
Le meurtre raciste de deux d’entre eux suscite une prise de conscience qui prend la forme d’une manifestation inquiète de plusieurs dizaines de migrants demandant droits et dignité. Désarroi tout aussi évident dans le film de Jacques Champreux, Bako, l'autre rive (1979) qui relate l'odyssée tragique d'un jeune Malien. Bako est le nom de code de la France pour les Africains candidats à l'immigration clandestine. Sans papiers ni contrat de travail, il doit subir les pires humiliations, la fatigue, le découragement. Il passe la frontière en franchissant un torrent glacé et arrive à Paris tellement épuisé qu'au petit matin, on le découvre mort dans un escalier.
Tous ces films insistant sur la détresse des étrangers son peu diffusés. En 1974, le relais est pris dans le cinéma "grand public" dans une scène de Peur sur la ville d'Henri Verneuil. Jean-Paul Belmondo, le commissaire et héros du film, procédant à une perquisition dans un bistrot sordide de la banlieue ouest de Paris, découvre, médusé, dans la cave de cet établissement, plusieurs dizaines de migrants clandestins logés dans des conditions épouvantables, logés par le patron devenu "marchand de sommeil".
Dupont Lajoie, la révélation d’une France raciste
S'il est un film qui a suscité un vaste questionnement sur le racisme, Dupont Lajoie, réalisé par Yves Boisset réalisant plus d'un million d'entrées en 1974, est bien celui-là.
Le scénario s'articule autour du racisme ordinaire de familles issues de la classe moyenne, susceptible d’engendrer un drame. Georges Lajoie (Jean Carmet), commerçant parisien, "franchouillard" et jovial, ne supporte pas les Arabes. Comme chaque année lors des vacances d'été, Lajoie part avec femme et enfant dans leur villégiature, un camping de Sainte-Maxime, où il y retrouve des amis. Tout serait parfait cette année-là, si ce n'est, non loin du camping, la présence dérangeante d'un chantier employant des Nord-Africains.
Une première altercation se produit pendant le bal du camping, lorsque Lajoie s'en prend à ces travailleurs qui dansent "trop près des femmes". Puis, un incident tragique précipite les choses : Lajoie aperçoit la fille de l'un de ses amis qui profite du soleil dans un coin isolé. Pris de démence, sans préméditation, il tente de l’embrasser et, face à sa résistance, la viole et la tue. Pour se disculper, il transporte à la hâte le corps près des baraquements des immigrés pour faire croire que le crime a été commis par les Arabes. Le drame se noue. Ses amis, désemparés mais aussi racistes que lui, le croient volontiers. La nervosité gagne le camping : une expédition punitive s'organise contre les immigrés sous la houlette de Lajoie. L'un d'entre eux est tué dans la bagarre. Le commissaire chargé de l'enquête découvre qu'il s'agit bien d'un crime raciste, mais, sur ordre du ministre de l'Intérieur, il est contraint d'étouffer l'affaire. Georges Lajoie, de retour à Paris impuni, sera peu après assassiné par l’arme vengeresse d’un frère de la victime.
Yves Boisset délivre un message efficace contre les préjugés : sans nuance, il invite à réfléchir sur le racisme ordinaire qui ronge la France.
Malgré quelques critiques sur son manichéisme, le succès du film est immédiat. Avec Dupont Lajoie, par effet de miroir, l'opinion prend conscience de l'ampleur des discriminations, repérables dans les moindres faits de la vie quotidienne. Le film bénéficie d’une telle notoriété qu’il connait une seconde carrière à la télévision, chaque rediffusion occasionnant un questionnement sincère mais angoissé sur le racisme.
Incompatibilités culturelles et délinquance
Inimitiés, échec de la mixité à cause de conflits culturels, vols ou meurtres : les images négatives de l'immigré reposant sur des stéréotypes tenaces sont nombreuses au cinéma. Certains films abordent timidement le problème des unions mixtes. La plus connue est l'adaptation d'un roman de Claire Etcherelli publié en 1967, Élise ou la vraie vie, par le cinéaste Michel Drach en 1969 : la jeune Élise Letellier, provinciale issue d’une famille pauvre, s'installe à Paris en pleine guerre d'Algérie. Elle trouve un emploi dans une usine où elle rencontre Arezki, ouvrier algérien. Ils tombent amoureux. Mais Arezski, militant du FLN, est arrêté par la police et disparaît sans laisser de traces. Le scénario repose sur l'évolution d'une union mixte qui s’avère impossible dans un contexte historique et social bien particulier.
Deux décennies plus tard, insistant volontairement sur les incompatibilités culturelles, Pierre et Djemila, réalisé par Gérard Blain en 1987 et présenté au festival de Cannes en compétition officielle, narre l'amour impossible d'un Français et d'une jeune fille issue de l'immigration : passionnée pour un jeune apprenti géomètre, l'adolescente, fille d'émigrés algériens vivant dans une cité HLM du nord de la France, tente en vain de se dégager du veto de sa famille et du poids des traditions. En effet, les barrières culturelles sont trop lourdes et l'union se révèle totalement impossible. Une vive polémique accompagne la sortie du film et sa projection à Cannes : Gérard Blain, idéologiquement proche de la Nouvelle droite est accusé de racisme.
L'image de l'immigré bandit ou proxénète se retrouve dans la plupart des films policiers produits au début des années 80 tels La balance, de Bob Swaim (1982) ou Les ripoux (1984) de Claude Zidi. Le gang tunisien de la drogue des frères Slimane est démantelé dans Police de Maurice Pialat (1985) tandis que dans Tchao pantin, de Claude Berri (1983), Spécial police de Michel Vianney (1985), les petits délinquants sont souvent des Maghrébins. En 1984, Sergio Gobbi présente dans L'Arbalète, des malfaiteurs noirs, arabes et vietnamiens se livrant à une guerre des gangs sans pitié et faisant régner la terreur à Belleville.
La banlieue, outre les conditions difficiles d'habitation, apparaît comme un terrain d’expression de la délinquance. Depuis les rodéos des Minguettes à Vénissieux en 1981, elle est présente dans la plupart des films qui mettent en scène les "secondes générations". Le Thé à la menthe, d'Abdelkrim Bahloul (1985), brosse le portrait d'un fils d’Algérien vivant de combines à Barbès. Mais, le film le plus emblématique de cette génération, Le thé au harem d'Archimède de Mehdi Charef (1984), grand succès avec plus de 500 000 entrées, propose une chronique sociale de la vie quotidienne de jeunes de toutes origines en cité HLM.
Scènes d'intégration dans les années quatre-vingt
La figure de l'immigré peut être aussi positive. Respect des valeurs nationales, amitiés, gestes de solidarité sont présents dans les films mettant en scène des immigrés.
L'amitié entre un Français et un "Beur" a été symbolisée en 1983 par Tchao pantin. Dans un univers de délinquance et de drogue, dur et violent, Lambert, interprété par Coluche, pompiste alcoolique et solitaire, s'attache à un jeune d'origine maghrébine (Richard Anconina). Entre les deux hommes se noue une relation douloureuse et profonde.
Majdid, dans Le Thé au harem d'Archimède ou Hamou, dans Le Thé à la menthe, parlent parfaitement le français et refusent même de s'exprimer en arabe, au grand désespoir de leur famille. Les deux jeunes se "débrouillent" comme ils peuvent pour obtenir leur place au sein d’une société qui ne fera pas de cadeau. Les jeunes issus de l'immigration partie prenante du paysage social, sont présents dans de nombreux films sur la jeunesse comme Le grand frère, de Francis Girod (1982), P'tit con, de Gérard Lauzier (1983) ou encore Laisse béton, de Serge Le Péron (1983).
Dans Marche à l'ombre, de Michel Blanc et Patrick Dewolf (1984), c'est auprès de squatters africains d'un immeuble insalubre que deux amis, perdus dans leurs rêves, pourront "faire une pause dans leur vie" dans un contexte de fraternité chaleureuse. La smala, de Jean-Loup Hubert (1984), met en scène la réalité du métissage par l'union mixte : Victor Lanoux y incarne un père de famille, chômeur aux Minguettes, que les infidélités de sa femme ont doté de cinq enfants de toutes origines.
La sympathie pour les Africains s'est encore plus révélée à l'occasion de la sortie de Black micmac. Réalisé par Thomas Gilou en 1986, le film est un gros succès commercial avec plus de 800 000 entrées. Un représentant de la protection sanitaire plutôt maladroit (Jacques Villeret) enquête dans la perspective de la destruction d'un foyer insalubre de Paris occupé par des Africains. Au terme de nombreuses péripéties, marabouté et séduit, le fonctionnaire renonce à exécuter sa mission. Dans Les keufs (1987), Josiane Balasko décrit les rapports tumultueux entre une "femme-flic" qu’elle incarne et un commissaire noir (Isaac de Bankolé). Les deux héros épris l’un de l’autre décident finalement de vivre ensemble.
En 1989, Coline Serreau, dans Romuald et Juliette, met en scène un couple mixte : une femme de ménage noire, mère de cinq enfants (Firmine Richard) redonne goût à la vie à un PDG (Daniel Auteuil) grugé par les siens. Puis, Métisse (1993), réalisé par Mathieu Kassovitz raconte l'histoire de la jeune Lola et de ses deux amants, l'un blanc, juif et pauvre, l'autre noir, musulman et riche. Enceinte, Lola ne sait pas qui est le père, mais, après diverses brouilles, les deux hommes se retrouvent au chevet du nouveau-né.
Rôles plus complexes, thèmes diversifiés
Avec les années quatre-vingt-dix et deux mille, si la "question de l’immigration" continue d’agiter l’opinion, un nombre croissant de films mettent en scène des personnages "immigrés" avec davantage d’épaisseur psychologique. C’est notamment le cas de L’autre côté de la mer (1996) de Dominique Cabrera : un Pied-noir (Claude Brasseur), quitte Oran et arrive pour la première fois en France afin d'y subir une opération. La relation ambiguë qu'il noue avec son chirurgien Tarek Timzert (Roschdy Zem), enfant d’Algériens, rappelle les tourments de la décolonisation
Drôle de Félix (1999), d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau offre l’occasion à Sami Bouajila de jouer le rôle d’un fils de migrants, homosexuel, séropositif, et chômeur qui vit a Dieppe.
Les personnages féminin ne sont pas en reste : Samia (1999), réalisé par Philippe Faucon présente une adolescente d'origine maghrébine (Lynda Benahouda) qui vit à Marseille. Décidée à vivre sa vie, elle résiste au verrou familial que représentent ses parents immigré et son grand frère pour trouver sa place dans la société.
Grand succès populaire avec plus de 6 millions d’entrées, Taxi (1998) et ses suites, réalisé par Gérard Pirès et produit par Luc Besson met en scène à Marseille un Français du nom de Daniel Moralès interprété par Samy Naceri, acteur d’origine algérienne, qui par ses talents de pilote, aide la police à déjouer des complots.
Ces films présentent une vision plus profonde des français issus de l’immigration. La question n’est plus tellement de savoir si elles sont intégrées ou pas, mais plutôt de s’interroger sur la capacité de la société de leur donner les conditions pour vivre sans être perpétuellement assignées à leur origine. Les scénarios proposés oscillent entre des réalités qui n’ont rien de différent de celle des Français "de souche" et des situations spécifiques liées à leurs origines ethniques.
Certains réalisateurs issus de l’immigration connaissent une grande notoriété. Ainsi, Rachid Bouchareb créée l’événement avec le succès et les polémiques autour de Indigènes en 2006 puis Hors-la-loi en 2010 qui évoquent le passé colonial de la France. Dans un autre style, Abdellatif Kechiche avec L’Esquive (2004) évoque des lycéens de la banlieue parisienne répétant une pièce de Marivaux pour la classe de français. Bien que tourné avec des acteurs débutants et un budget réduit le film remporte quatre Césars en 2005. Abdellatif Kéchiche est à nouveau salué par la critique en 2006 lorsque dans La graine et le mulet, il narre le parcours d'un ouvrier d'origine maghrébine désirant se reconvertir dans le métier de restaurateur sur le port de Sète.
En quatre ou cinq décennies, la figure cinématographique initiale du migrant sous prolétaire, "bouc émissaire" a beaucoup évolué : l'imaginaire collectif autour de l'immigré s’est largement diversifié et enrichi. Réalisateurs français, étrangers ou issus de l’immigration ont progressivement façonné un personnage ou plutôt des personnages incontournables dont les traits sont de moins en moins figés dans le paysage du septième art en France.
Le grand succès de certains acteurs comme Jamel Debbouzze dans Astérix et Obelix aux Jeux Olympiques (2008) et dans Sur la piste du Marsupilami (2012), atteste d’une définitive mutation : les acteurs d’origine immigrée peuvent désormais jouer tous les rôles.
Yvan Gastaut, maître de conférences à l’Université de Nice Sophia-Antipolis - Laboratoire URMIS.