Little Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 2
Après son incursion dans la communauté vietnamienne de Paris (Quitter Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 1, édition La Boîte à bulles), Clément Baloup livre ici un nouveau reportage en BD du côté cette fois des Vietnamiens américains, installés qui à Los Angeles, qui à New York, Charleston en Caroline du Sud, San Francisco ou, plus au sud, San José.
Le livre s’ouvre dans un restaurant de Brooklyn, le "Bêp", chez An Xuan. Le jeune cuistot et patron offre à son visiteur qui en fait profiter le lecteur, sa recette de la célèbre soupe phô, un régal. Il faut bien des contacts au reporter-bédéiste et An Xuan en sera un, même si il le met en garde : le "sujet est sensible, douloureux. Pas sûr que les gens se confient à un inconnu… qui fait des cartoons !".
A San Francisco se sera Romy, philippine d’origine, qui fait découvrir à Clément des lieux improbables : un pantagruélique centre commercial japonais ou une gargote interlope, connue des seuls habitués. Avec elle, Clément tâte de l’autre versant de la misère et du déracinement : la violence des gangs et l’hécatombe des vies fauchées à la fleur de l’âge.
Mae, elle aussi originaire des Philippines, travaille au musée japonais de Los Angeles qui donne à voir 130 ans d’histoire de l’immigration japonaise aux Etats-Unis. A la clef, petite visite guidée et évocation de la rafle de 1941 et de l’internement dans des "camps de la honte" des nippons américanisés chassés d’une communauté à laquelle ils croyaient appartenir (lire sur ce sujet Quand l’empereur était un dieu de Julie Otsuka, Phébus 2004).
L’exil vietnamien aux USA est ici raconté grâce à quatre témoignages ou portraits ; des femmes surtout. Ainsi, en passant par les camps de réfugiés, en Malaisie et en Indonésie. la belle Anh Vit, arrivée en 1983 aux USA, a du vivre sa beauté non comme un "don" mais comme une "malédiction". Cornaqué par Richard, d’origine sino-vietnamienne et Mimi, d’origine vietnamienne, Clément visite le célébrissime (dixit l’auteur) quartier vietnamien de L.A., et apprend deux trois choses sur l’histoire et la genèse du site. C’est dans ce "Little Saigon", très exactement dans un salon de massage, que travaille Yên. Elle fut, il y a bien longtemps championne de volley-ball au Vietnam. Par deux fois elle tenta de quitter clandestinement son pays, par deux fois elle se retrouva en prison et trimbalée dans des camps de rééducation de sinistre mémoire. De quoi calmer ses désirs d’escapade. Usée, elle n’acceptera finalement de tenter une nouvelle fois l’aventure américaine, que des années plus tard, pour l’avenir de sa fille qu’elle élève seule. Aujourd’hui, confie-t-elle à Clément, "malgré toutes les difficultés du quotidien et les désillusions profondes, quand je la vois de plus en plus belle et épanouie, je me dis que j’ai fait le bon choix."
Clément rencontre aussi Nicole et Tam. Ils lui racontent leur amour contrarié, au Vietnam d’abord, par la surveillance sourcilleuse du frère aîné, puis par la guerre et l’exil jusqu’à Paris avant les Etats unis. Pour surmonter les malentendus et les caprices du destin, il faudra des années, presqu’une vie, pour que cet amour de jeunesse puisse enfin s’épanouir… du côté de Charleston.
Monsieur Hoa, le seul homme de ce reportage, fait figure d’exception. Lui, doit son salut (et sa fortune) à des crevettes…
Chacun raconte le Vietnam, celui de la guerre ou celui dominé par le régime de Hanoï, les vicissitudes du quotidien, le drame des boat peoples, l’arrivée souvent tragique des survivants dans les camps de réfugiés, la dureté des conditions de vie dans ces camps, les viols ou les pénuries qui parfois tuaient tout esprit d’entraide, puis, avec l’arrivée aux USA, s’ouvrent quelques pages de la chronique communautaire.
A la différence du récent récit de Kim Thúy, Ru (Liana Levi, 2010), peu de place est faite ici aux questions identitaires, aux rapports entre générations. Seules une ou deux pages à la fin du volume effleurent le sujet. Clément se trouve alors à la Nouvelle Orléans en Louisiane dans un autre restaurant, le "phô tàu bay" tenu par Carl. "Les souvenirs se perdent avec les nouvelles générations, c’est la marche des choses" constate Clément. "Normal, lui répond l’autre affairé derrière ses fourneaux, les jeunes ont les rêves du pays où ils grandissent, alors le passé, pff !". Ces jeunes américains se la jouent plutôt "gang hip hop" et les filles se teignent les cheveux en blond. Tout cela agace les anciens… Mais, selon Carl, pour réunir toutes les générations, il reste les saveurs de l’incomparable cuisine vietnamienne.
Little Saigon est une BD tout en retenu, pudeur, empathie, tendresse pour ces hommes et ces femmes, croisés quotidiennement mais dont la trajectoire reste insoupçonnée au passant. Baloup est à l’aise dans les grands espaces, les paysages mais surtout les villes et leurs perspectives. Il sait aussi resserrer le cadre pour traduire un sentiment, une sensation. Le coup de crayon est épuré, les couleurs, tour à tour semi bleutées, noires ou ocres épousent les périodes, les émotions, et les événements racontés par ces témoins vieillissants.
Mustapha Harzoune
Clément Baloup, Little Saigon. Mémoire de Viet Kieu, Volume 2, édition La Boîte à bulles, 2012, 255 pages, 22€.