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39 rue de Berne

Entre deux invocations au soleil, l’oncle Démoney avait prévenu Dipita, son neveu : "mon fils, ne soit jamais comme ces hommes blancs qui pleurent comme des femmes ou qui font des mauvaises choses avec des hommes comme eux". C’est dit ! Pourtant, des années plus tard, Dipita, se retrouve dans la prison de Champ-Dollon à Genève, pour avoir justement enfreint le double avertissement avunculaire. 

C’est de sa cellule qu’il consigne son histoire et celle de sa mère, Mbila, que le même Tonton avait expédiée en Europe via le réseau des Philanthropes-Bienfaiteurs, histoire que sa sœur "devienne quelqu’un" et expédie du "mbongo" (de l’argent) à sa famille restée au pays. Emigrer c’est aussi porter - et supporter - la charge d’une "grande mission".

A 16 ans, Mbila se trouve piégée, contrainte de rembourser une dette qu’elle n’a pas contractée. Le réseau, en fait un réseau de "feyman" (d’escrocs), fait passer les futurs clandestins via un groupe de danse et de musique africaines. Voilà qui devrait donner du grain à moudre aux tenants d’une politique de délivrance des visas au compte-gouttes, quitte à assécher les échanges culturels et artistiques. Le parcours de Mbila est, dès lors, fléché et scellé : deux ans de prostitution pour rembourser, suivi d’un mariage blanc avec un "mariageur" pour obtenir des papiers, le tout agrémenté d’une participation obligée à un trafic de cocaïne ! 

Dipita qui, très jeune, devient l’ "associé" et le "chargé de communication" de sa prostitué de mère mais toujours, à ses yeux, "princesse bantoue", raconte tout : les passes et les visites interlopes, la rue de Berne où les tapineuses occupent le trottoir, les "kebaberies" aux viandes suspectes et les Maghrébins pompant des cigarettes comme d’autres aspirent de la Ventoline. Les membres de l’AFP, l’"Association des Filles des Pâquis", club très fermé des prostitués de la rue Berne et du quartier des Paquis, se retrouvent chez Mbila autour d’un verre ou d’un gros joint pour partager "leurs trucs de wolowoss-là" (prostitués). Il y a Bélen, la bolivienne, Maïmouna, la rwandaise, Tran-Hui, la thaïlandaise, Charlotte, la nigérienne et Mbila, la camerounaise… C’est le comité central du tapinage globalisé et de l’esclavage moderne.
Dipita évolue au milieu de toutes ces "mères" ("au Cameroun celle qui élève un enfant est sa mère") comme un poisson dans l’eau. L’univers pourrait être glauque, mais le récit est rarement grave, souvent drôle même : "On rit (…) parce que dans le rire se cache peut-être un peu d’espoir".
Dipita, n’a pas écouté les conseils de tonton Démoney. Garçon sensible, tantôt honteux, tantôt indigné, prompt à se dévaloriser, non seulement il pleurera mais fera "comme ça" - sous entendu comme les Blancs - avec le sculptural et blondinet William, lui-même fruit des amours tarifées d’une belle russe et d’un "mariageur".

Les drames (ici très atténués) de la prostitution et les réseaux de traite ne constituent pas l’unique objet de ce premier roman de l’auteur né en 1986 à Douala et installé en Suisse depuis huit ans. 39 rue de Berne qui aborde la question de l’homosexualité (en immigration mais aussi dans les pays d’origine) est aussi un roman non pas seulement social mais "global", tant les destinées individuelles sont de plus en plus connectées à la marche du monde et à cheval sur plusieurs pays. Pour prendre la mesure et les conséquences de l’histoire et de relations - économique ou politique - toujours inégales, on va du Cameroun à la Suisse en passant par la France. Dans ces relations de domination, la veulerie et la cupidité des nouveaux dirigeants, partisans du "cumul des mangeoires", tiennent une part importante. Ainsi : "Tonton Démoney lui se battait contre le régime, mais pas seulement. Dans sa longue liste noire, il y avait beaucoup de trucs : et la dictature postcoloniale, et le parti unique, et l’injustice (…)" A quoi il ajoute : "les ennemis collatéraux : dévaluation du franc CFA, PPTE (Pays Pauvre et Très endetté), déficits budgétaires, FMI, Banque mondiale, foutaise, gâchis, malheur, corruption…" Quant au président Paul Biya, il se voit gratifier du titre de "Barbie de l’Élysée". Voilà qui est clair, et la question migratoire ne peut être abordée ex nihilo ou par le seul prisme obsidional.
Max lobe utilise un ton distancé, mais administre, ici ou là, de fortes doses de sensualité (scène d’amour entre Dipita et William), d’humour (entre les filles de l’AFP ou en prison), d’introspection (homosexualité et culpabilité) ou des scènes impressionnantes (l’expulsion des paquets de cocaïne dans les toilettes d’un grand hôtel genevois par exemple). Max Lobe agrémente un style plutôt classique de quelques formules et mots du répertoire bassa, dont la répétition peut parfois laisser un arrière goût de procédé littéraire, vite emporté par la mélodie de la langue et les rebondissements du récit.

Mustapha Harzoune 

Max Lobe, 39 rue de Berne, édition Zoé, 2013, 189 pages.