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Antoine et Isabelle

De Vincent Borel, nous avions lu (et apprécié) Mille regrets, vaste fresque historique dans l’Europe et la Méditerranée du XVIe siècle paru en 2004 chez le même éditeur. Antoine et Isabelle est du même tonneau. Cette fois, l’auteur met ses talents de conteur au service du XXe siècle. Car derrière les existences mouvementées d’Antoine et d’Isabelle, derrière la saga des Gillet, une dynastie d’industriels lyonnais, c’est un large pan du siècle dernier qui s’écrit. Le récit court de 1917 à 1949. L’histoire défile et un autre monde se profile : révolution russe, montée des fascismes, Front populaire, républiques espagnoles, pronunciamiento de Franco et Guerre civile, Seconde Guerre mondiale, constitution des grands groupes industriels…

De Vincent Borel, nous avions lu (et apprécié) Mille regrets, vaste fresque historique dans l’Europe et la Méditerranée du XVIe siècle paru en 2004 chez le même éditeur. Antoine et Isabelle est du même tonneau. Cette fois, l’auteur met ses talents de conteur au service du XXe siècle. Car derrière les existences mouvementées d’Antoine et d’Isabelle, derrière la saga des Gillet, une dynastie d’industriels lyonnais, c’est un large pan du siècle dernier qui s’écrit. Le récit court de 1917 à 1949. L’histoire défile et un autre monde se profile : révolution russe, montée des fascismes, Front populaire, républiques espagnoles, pronunciamiento de Franco et Guerre civile, Seconde Guerre mondiale, constitution des grands groupes industriels… La mondialisation économico-financière est en marche et la société de consommation pointe le bout de son nez. Antoine et Isabelle font revivre le combat des républicains espagnols, la retraite et l’espoir d’un refuge qui se perdra sur « les plages mortelles » d’Argeles ou de Saint Cyprien, dans les camps de Gurs ou Du Pont La Dame dans les Alpes et périra définitivement avec la déportation du côté de Mauthausen. Avec les richissimes Gillet, se dressent les ors glorieux d’un empire industriel qui cachent des secrets honteux d’où s’exhalent des remugles funestes d’ypérite et de Zyklon B. Famille de républicains espagnols d’un côté, famille d’industriels français de l’autre servent à rappeler les luttes et les conflits d’intérêts, pour le dire par euphémisme, entre le monde ouvrier d’une part, le patronat, les cercles de la finance et leurs affidés politiques de l’autre. Histoire de deux mondes, de deux conceptions du monde et de leur confrontation. Les combats pour la liberté, la justice pour les uns, le monde comme une marchandise pour les autres. A l’exigence de solidarité des premiers répondent l’arbitraire et la condescendance de la charité des seconds. De ce point de vue, comme pour Mille regrets, Antoine et Isabelle, ne se limite pas à raconter le passé. L’enseignement vaut pour aujourd’hui et pour demain. Et la force de l’auteur est, une fois de plus, de faire résonner l’histoire avec les préoccupations de ses contemporains. Vincent Borel maîtrise ici son art. Il est capable de recréer un monde, de redonner vie à une période, de placer son lecteur au centre de milieux sociaux différents. Cet art repose sur une imposante documentation mitonnée aux petits oignons par une langue virtuose, riche, et dont le souffle faiblit rarement. Avec un luxe de détails, qui collent au plus près du quotidien de ses personnages, Vincent Borel raconte l’histoire de l’Espagne et de la « guerre incivile » dans la Barcelone des années 20 et 30. Il lève, avec le même brio, le voile sur les dessous obscurs de cet empire industriel de soyeux et de chimistes lyonnais qui occupera la cinquième position dans le classement des 200 familles qui, selon l’Humanité, possédaient la France. Même si l’immigration ne constitue pas le thème central de ce récit, elle y occupe toutefois une large place, depuis l’exode rural des aïeux vers Barcelone, en passant par la Retirada, l’arrivée en France ou l’utilisation des immigrés et autres « indigènes » de l’empire colonial comme force de travail et de division. Ainsi les frères Gillet, comme nombre de leurs illustres collègues, n’hésitèrent pas à employer une main d’œuvre étrangère en caressant le doux espoir de diviser leurs ouailles laborieuses et par trop remuantes : « Aucun des frères Gillet n’a vu monter ce danger-là. Ils s’imaginaient que tant d’êtres et de cultures écarteraient la tentation rouge propre à l’ouvrier français depuis les péans de Jean Jaurès. Et voilà que ces milliers d’Arméniens, d’Italiens, d’Ukrainiens qu’on supposait inatteignables sont à présent manipulés par les agents de Moscou. » Force de travail mais aussi chaire à canon : tandis que « los Moros » de Franco soulagent leurs humiliations sur le dos des Républicains, en 1940, les tirailleurs sénégalais se sacrifient en France face aux blindés SS… « Nos nègres se sont bien battus, songe Léonie, et surtout dans les temps opportuns. Que le Ciel en soit remercié, cela nous donne un peu de marge. Nous ferons dire une messe à la bravoure de nos colonies. » Mais voilà, aucun pays, aucune identité, aucune classe sociale n’est d’une pièce ou immuable. « Au village d’Aspres, les républicains [espagnols] suscitent une curiosité bon enfant, voire de l’empathie. Cette France-là a voté pour le Front Populaire, elle s’est émue du sort fait à la république durant les mille jours de sa guerre incivile. Cette France-là est loin de Paris, des intrigues de la Chambre et du Quai d’Orsay, des atermoiements de Daladier, des trahisons de l’industrie, des manigances des états-majors. » C’est sans doute à cette France-là qu’appartient Vincent Borel. C’est aussi cette France-là qu’il contribue à renforcer, lui, le petit fils d’Antonio et d’Isabel devenus Antoine et Isabelle à leur naturalisation. Il y a quelques années, le rejeton français a obtenu la nationalité espagnole. Filiation et affiliation cheminent au gré des événements historiques et des existences. C’est aussi de cela dont parle ce roman consacré à une longue page de l’histoire du siècle passé. Une page qui fait aussi l’histoire présente. Mustapha Harzoune
Vincent Borel, Antoine et Isabelle, 2010, éditions Sabine Wespieser, 489 pages, 24€