Archives

Hitler à Chicago

David Albahari parle dans ces douze nouvelles d’exil, d’identité et de la découverte d’un monde étrange. Mais, tout au long du livre, court aussi le thème de la littérature et du statut de l’écrivain.

Certes, David Albahari, l’un des plus importants romanciers et nouvellistes serbes, immigré à Calgary au Canada depuis 1994, parle dans ces douze nouvelles d’exil, d’identité et de la découverte d’un monde étrange. Mais, tout au long du livre, court aussi le thème de la littérature et du statut de l’écrivain. À commencer par ces références à Nabokov ou à I. B.Singer. Ainsi, de retour d’un déprimant colloque européen d’écrivains de l’ex-Yougoslavie, l’auteur voyage en relisant un livre de Singer. Sa voisine lui raconte qu’elle a vu, ou cru voir, Hitler à Chicago et, qu’ayant passée une nuit avec Singer, cette histoire d’Hitler à Chicago deviendra, dans une nouvelle du romancier juif, Hitler à New York. « Avez-vous vraiment vu Hitler à Chicago ? » lui demande le narrateur. « Tout un chacun doit voir Hitler une fois dans sa vie, a-t-elle dit. Il n’est pas nécessaire pour cela d’aller à Chicago ». Ces balancements continus entre fausse naïveté et vraie gravité, rêve et réalité sont autant de pièges tendus au lecteur qui va d’interrogation en interrogation. Littérature encore dans la nouvelle qui referme le recueil avec cette phrase que fait dire l’auteur à sa femme : « Écrire est une illusion, une perte de temps, c’est porter de l’eau à la mer, c’est un vain effort amoureux ». Faut-il prendre cette phrase couperet au sérieux ? Sans doute que le personnage de l’épouse – omniprésent dans le livre - évite justement à l’auteur de se prendre au sérieux et installe la distance nécessaire pour de pas tomber dans des logiques démonstratives ou graves. Lolita, la première nouvelle du recueil, offre une clef à l’écriture de D.Albahari : « Chez toi, cependant, au vide succède un vide plus grand encore, comme une succession ininterrompues de béances, comme si l’écriture, le récit lui-même, n’était que la substitution d’une chute sans fin ». Cette chute commence avec « un pays qui n’existe plus », l’exil qui peut être une saison, une couleur ou un plat, la trahison, le vide et la solitude, un passé qui se dérobe, un avenir à construire, une « débâcle » aussi et l’image d’un corps démantelé. Cette chute c’est aussi la découverte d’« un pays fou », le regard que pose l’immigré sur un monde qu’il découvre, une histoire et un quotidien hantés par la pénétration coloniale, la domination culturelle, l’aliénation, l’exil à soi-même… David Albahari décentre le regard, offre l’occasion de toucher, physiquement, une réalité qui n’est plus télévisuelle et abstraite. Mais humaine. Serait-ce là « un vain effort amoureux » ? Mustapha Harzoune
David Albahari, Hitler à Chicago, traduit du serbe par Gojko Lukic, éd. Les Allusifs, 2008, 211 pages, 18 €.