Arménienne
Victoria, avait neuf ans quand elle débarqua avec sa parentèle à Nice, en 1926. A Constantinople, la famille Handjian échappa aux persécutions de 1915-1916, mais dû, dix ans plus tard, décamper pour un exil sans retour. En France, la vie de cette modeste immigrée "de nationalité réfugiée arménienne" est passée "comme si elle n’avait pas d’histoire ; pas de récit ; pas de Je" ; une "précarité de coton hydrophile" écrit l’auteur, son fils.
Qu’il y a loin entre l’aisance et le prestige constantinopolitain des Handjian et l’anonyme condition de pauvre immigrée à Paris de cette "couturière, culottière, petite main finisseuse…" qui trima dans des ateliers de tailleur et autres boutiques-ateliers ; logea d’abord chez son frère aîné - petit malin qui s’était accaparé l’héritage paternel - et passa d’un gourbi de la rue d’Aubervilliers à une turne des quartiers populaires. C’est là, au milieu de l’indéchiffrable gouaille des faubourgs, que l’exilée porta à bout de bras son foyer, constitué d’un mari trop tôt paralysé et du "fiston prometteur" son unique et anémique rejeton, qu’elle mit au monde en 1947, la quarantaine entamée.
Pour "atteindre la nuance de vie d’un être particulier", Martin Melkonian privilégie, le concret, le détail physique, les faits. Il s’appuie sur des "miettes" de souvenirs, des bribes d’"arménien de Constantinople-Istanbul", deux ou trois papiers et lettres et pas davantage de photographies. Il y ajoute les lieux d’une vie et les silences bourrés de tendresse d’une mère qui avait fait du renoncement son bouclier. Avec ces maigres indices et son amour pour sa mère aujourd’hui disparue, Martin Melkonian réussit à recomposer le fil fragile d’une vie, ressusciter un être bien réel, ranimer une femme que l’on souhaiterait prendre dans ses bras, avec qui l’on partagerait quelques tiropitakias et autres beureks. Attablés à la terrasse ensoleillée d’un traiteur grec de la rue du Poteau à Paris, on l’écouterait évoquer ses souvenirs, ses "retrouvailles éclairs avec le Bosphore" que sept décennies d’exil n’ont pas réussi à effacer chez cette vieille immigrée qui s’appliqua, sa vie durant, car tel est le lot de l’étranger, à donner le change jusque et y compris sur les photos de famille : "chaque pose ou chaque surpose apparaît avec la marque spéciale de la revanche. De la revanche et du rappel. C’est mieux qu’un « Voilà comment j’aurais dû être ». Peut-être un « Voilà comment je suis restée ». Fidèle à un nous enfermé dans une jarre dormant au fond des eaux du Bosphore. (…) La surpose : une dignité plutôt qu’une vanité ; une endurance plutôt qu’une dignité. Le langage d’une femme d’origine arménienne en terre franque".
La "ressortissante étrangère", née à Constantinople repose pour l’éternité du côté d’Avranches. Le destin de Victoria, née en 1907, débarquée en France en 1926 exilée sa vie durant, porte une étonnante modernité, l’infiniment petit d’une existence insignifiante rejoint l’infiniment grand d’une communauté destinée humaine : "Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle".
Dans cette évocation délicate, emplie de tendresse, à l’écriture élégante et subtile, Martin Melkonian ne laisse affleurer que de rares commentaires, disposés ici ou là avec discrétion. On est loin du texte d’Ali Magoudi (Un Sujet français, Albin Michel, 2011), reconstitution psychologisante de la figure paternelle et où l’enquêteur-narrateur occupe le terrain. Dans ce long poème d’amour, le fiston s’efface derrière la mère. Ce qui ne l’empêche pas de dire, après les bifurcations de l’exil, celles des générations, l’impitoyable - et nécessaire - œuvre du temps : "plus j’affiche mon présent, plus je gomme son passé. Mieux dit : mon présent aimanté par un avenir libérateur ne s’accorde plus avec son passé enchaîné". Et pourtant, dans le même mouvement, Martin Melkonian écrit : "je ne chasse pas l’Arménie ; je l’ignore. Et l’ignorant, je respire ou crois respirer. Je méconnais le redéploiement infini de l’être vers l’origine, cette origine qui tient lieu d’ego. Le lieu par excellence. Le repose-tête !".
Mustapha Harzoune
Martin Melkonian, Arménienne, Maurice Nadeau, 2012, 120 pages, 19,50€