La presse immigrée en langues étrangères en France depuis 1945 : déclin ou renouveau ?
Au XIXe siècle, la France, réputée terre d’accueil cosmopolite et "nation littéraire", a été au cœur d’un important dispositif de production et de mise en circulation de journaux en langues étrangères, animés par des lettrés et des exilés venus du monde entier. Dans l’entre-deux-guerres, ces derniers ont été rejoints par des travailleurs, tels que les Italiens ou les Polonais, et d’autres exilés, tels que les Russes "blancs" ou les Juifs allemands, qui ont également créé des journaux. Narodowiec, un quotidien polonais imprimé à Lens, tire à 40 000 exemplaires à partir de 1936. Or, la presse des immigrés, comme l’ensemble de la presse en France, est ébranlée par la Deuxième Guerre mondiale, l’occupation et la pénurie de papier qui continue après la Libération. En outre, depuis 1939, la loi française restreint, pour les étrangers, le droit d’association et renforce le contrôle de l’administration sur leurs publications, qui peuvent être interdites à tout moment.
Malgré ce ces obstacles, la presse en langue étrangère résiste et même, s’épanouit. Plus d’un millier de titres ont été publiés en France en 37 langues, entre 1944 et 1989.
1944-1949 : le renouveau de la Libération
Dès la fin des années 1940, cependant, les persécutions de l’administration française et les difficultés financières expliquent la disparition de très nombreux titres.
1971-1974 : dans le bouillonnement de la presse alternative
La première moitié des années 1970 voit les créations de titres repartir. Les étrangers, en effet, participent pleinement au bouillonnement de la presse "alternative" qui marque ces années. Ce sont les Portugais qui dominent alors le paysage éditorial : en 1973, ils lancent ainsi 24 nouvelles publications. Publiés par des petits groupes de jeunes révolutionnaires et de déserteurs fuyant les guerres coloniales portugaises, ces bulletins participent à la floraison de feuilles modestes et éphémères animées par la jeunesse française dans le sillage de mai 68. D’autres, comme O Imigrado portugues, accompagnent les luttes des travailleurs.
Par ailleurs, la première moitié des années 1970 voit naître les publications des mouvements d’immigrés maghrébins qui s’organisent en réaction aux premières mesures visant à restreindre l’immigration (les circulaires Marcellin-Fontanet de 1972) et en soutien à la Palestine. Le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), par exemple, publie Al-Assifa (La Tempête). D’autres mouvements s’organisent sur une base nationale, comme l’Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens (UTIT), qui publie le bulletin d’information El Ittihad (L’Union, 1974-1986). Ces titres, destinés à des immigrés implantés durablement en France, sont en général amenés à abandonner l’arabe au profit du profit du français (ainsi, Al-Assifa est publié en français à partir de 1974, puis les militants du MTA fonderont le journal francophone Sans-Frontière).
1975-1989 : nouvelles vagues d’exilés et développement de la presse commerciale
Les années 1974-1976 correspondent à une période de turbulences, durant laquelle des dizaines de titres disparaissent. Les processus de démocratisation enclenchés au Portugal (après la "révolution des œillets", en avril 1974) et en Espagne (après la mort de Franco, en novembre 1975) permettent aux exilés de rentrer chez eux, tandis que la crise économique, accompagnée de politiques restrictives en matière d’immigration, rendent la France moins attractive pour les travailleurs. Dans les communautés implantées depuis l’entre-deux-guerres, comme les Polonais et les Russes, la pratique de la langue se perd avec l’assimilation des jeunes générations. Pourtant, la presse en langue étrangère, loin de disparaître, connaît un renouvellement continu.
Les années 1980 constituent le second apogée de la presse arabophone parisienne (après celui du XIXe siècle). Le phénomène majeur de cette période est l’arrivée, à partir de 1975, de journalistes libanais fuyant la guerre civile. Avec plus de 30 titres publiés, au début des années 1980 (principalement des news magazines), ils font de Paris la nouvelle capitale de la presse arabophone.
Cette presse est moins destinée à la communauté franco-libanaise qu’au marché extérieur : l’essentiel des ventes est réalisé hors de France. Le titre le plus important, l’hebdomadaire Al-Watan Al-Arabi (La Patrie arabe), tire alors à plus de 100 000 exemplaires. Le rayonnement international de ces publications en fait des instruments de choix pour certains gouvernements (irakien, libyen, syrien…), qui achètent leur soutien en échange de subventions – aussi ces journaux peinent-ils à maintenir une véritable indépendance.
À la fin des années 1980, la presse immigrée entre dans une période de transition : la fin de la guerre froide entraîne la disparition des titres antisoviétiques, puis le début de la guerre du Golfe fragilise la presse arabophone (largement financée par des pays impliqués dans le conflit). Le début des années 1990 ouvre une nouvelle phase marquée par le développement de la presse gratuite, destinée à certaines communautés implantées localement – ou aux touristes, comme le "city mag" Paris Dayori, publié en japonais depuis 1974.
Typologie et formats
D’autres sont destinés uniquement à un lectorat immigré en France, comme le Pariser Kurier (1952-1991) ou Narodowiec (1909-1989). Ce dernier type de publication semble confronté à une inéluctable érosion de son lectorat, liée à la perte de la pratique de la langue : de nombreux titres ont ainsi disparu depuis la fin des années 1980 (même si l’arménien Haratch a maintenu son rythme quotidien jusqu’en 2009).
La majorité des titres relève de la presse militante, qu’elle soit animée par des individus, des mouvements et partis politiques ou des syndicats. D’un point de vue formel, cette presse rassemble les formats les plus divers, des plus professionnels aux plus artisanaux. Certains titres, dactylographiés et ronéotés, voire manuscrits, présentent toutes les caractéristiques de la presse clandestine. D’autres cultivent une esthétique proche de la free press, de la contre-culture, comme les nombreux bulletins animés par des étudiants. D’autres, enfin, adoptent les codes de la grande presse, comme le font les anarchistes espagnols : il faut noter l’aspect très professionnel des journaux publiés par ce mouvement, qui bénéficie de l’appui de grandes imprimeries à Toulouse et en région parisienne.
Au sein de la presse en langue étrangère, la presse confessionnelle tient une place aussi méconnue qu’importante, si l’on considère le nombre de titres et la longévité de certains d’entre eux. Grâce au soutien financier des Églises des pays étrangers et à la présence d’imprimeries tenues par des communautés religieuses (et à leur main-d’œuvre bénévole), certains groupes parviennent à éditer des journaux de belle facture. Les institutions orthodoxes russes (les paroisses de région parisienne, les mouvements scouts…) publient ainsi de nombreux titres. La presse catholique polonaise connaît une véritable renaissance après la Libération. Dans les années 1960, Glos Katolicki (La Voix catholique) et Nasza Rodzina (Notre famille) tirent à 20 000 exemplaires. Les Russes et les Polonais sont même les seules communautés à publier, dans leur langue, une presse qui s’adresse spécifiquement aux jeunes. Le mensuel Rycerzyk (Le Petit Croisé) atteint les 10 000 exemplaires jusqu’au milieu des années 1950. La presse en italien, très fragilisée par la guerre, ne survit quasiment plus que grâce à la presse catholique, qui relance des publications hebdomadaires, mêlant des sujets proprement religieux, des rubriques destinées à aider les immigrés dans leur vie quotidienne et des rubriques de divertissement. Il existe, aussi, une presse catholique en portugais, animée à partir de 1965 par des progressistes critiques à l’égard du régime salazariste, qui publient l’hebdomadaire Presença Portuguesa.
Ainsi, bien que l’on prédise régulièrement son déclin, la presse des immigrés fait preuve d’une remarquable résistance. La contribution de ces communautés à la vie culturelle française mérite d’être mise en avant. En effet, elle témoigne du dynamisme durable d’un pays qui, au-delà des vicissitudes politiques et économiques, reste jusqu’à aujourd’hui un lieu de rencontres, de mise en contact, de mobilisation, d’accueil et de création.
A lire en ligne
Melina Cariz, "Araucaria de Chile. La revue culturelle de l’exil chilien", Hommes et Migrations, n°1305, janvier-février-mars 2014. Accédez à l'article en ligne
Bibliographie
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Prognon Nicolas, "La culture chilienne en exil en France : une forme de résistance à la junte (1973-1994)", Pandora : revue d’études hispaniques, 8, 2008, p. 205 220.