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Ballade d’un amour inachevé

Dans Ballade d’un amour inachevé, Louis-Philippe Dalembert revisite le séisme survenu à Aquila en 2009 qui, en quelques secondes, fit des centaines de victimes et plus de mille blessés. De manière originale, Louis-Philippe Dalembert croise un roman sur la migration, l’identité et ce drame national qui, en Italie, a frappé "avec une égale violence natifs et métèques". 

Nous sommes aux Abruzzes. Azaka, l’"extracomunitario", immigré que l’on peut supposer haïtien, et Mariagrazia forment un couple étonnant, détonnant pour la petite communauté de ce village de montagnards adossé aux Apennins. Le couple mixte "avait amené un vent d’ailleurs au Village des Cipolle". Et pour se faire une idée de l’entreprise, il suffit de rapporter ici l’un des adages du village : "Moglie e buoi dei paesi tuoi", soit, "le conjoint et les vaches, tu les prends de chez toi. Comme ça, tu es sûre de ce que tu mets dans ton assiette et dans ton lit". C’est dire si Mariagrazia "avait belle et bien posé" une "bombe" "en laissant Azaka s’installer dans sa vie". Subversion des corps et du désir. Subversion de la femme.

Qu’importe ! Ces deux là s’aiment et l’intransigeance de Mariagrazia alliée à la souplesse et à la sagesse d’Azaka leur permettront de surmonter toutes les oppositions, rumeurs, convenances, traditions… jusqu’à se marier dans les règles locales de l’art. Jusqu’à attendre un enfant. Ces deux-là s’aiment et leur amour, lumineux, joyeux, s’épanouit alors que le drame se profile. Quand une nuit, les premières secousses se font sentir, et que "les autres se souviendraient d’une forte odeur de soufre dans l’atmosphère", eux garderont le souvenir d’une nuit d’amour : "de toute façon, le pire qui puisse nous arriver, c’est de mourir dans les bras l’un de l’autre". Les secousses insistantes finissent par ramener Azaka à sa propre histoire : celle d’un enfant de dix ans enfoui trois jours et trois nuits durant sous les décombres d’un autre séisme. "Le malheur sait aussi bien diviser que rapprocher les humains" écrit l’auteur. Tectonique des plaques et tectonique des cœurs rappellent que l’humanité est une.
Cette ballade aux accents mélancoliques et tragiques laisse pourtant intactes les promesses de l’aube. Il y a d’abord cet amour métis, menacé par la bêtise ou la cruauté des hommes et par les soubresauts de l’écorce terrestre, qui rayonne de page en page. Il y a aussi cette volonté, plusieurs fois répétée, de se tourner vers la vie. "Comme si la vie avait décidé de prendre le dessus, serait toujours devant et jamais derrière lui". Enfin, au cœur des décombres, il y a l’entraide et les passerelles jetées vers ce qui rassemblent les hommes dans une commune humanité, "sous quelques cieux qu’il nous ait été de naître et de grandir, nous avons plus ou moins les mêmes qualité et défauts. C’est ce qui fait notre humanité".
L’écriture, élégante, précise, se refuse à tout pathos ou dramatisation excessive. Elle se déploie à hauteur d’homme, attentive aux gestes et au quotidien, gourmande en expression et chansons italiennes, en recettes et plats qui défilent à foison et parfois "métissant allègrement les odeurs et les goûts du pays natal avec ceux de sa terre d’adoption".
Le parcours d’Azaka peut symboliser la réussite possible dans une société hostile à l’étranger, même si "un voile indescriptible [restait] accroché à son regard". "Il s’en était sorti, lui. Au contraire de tant d’autres". Pour autant et pour que la mécanique fonctionne, Azaka a été obligé de mettre de l’huile dans les rouages. Beaucoup d’huile ! A commencer avec sa belle famille. A l’adolescence, le père de Mariagrazia a flirté avec le fascisme et le frangin "affichait la photo du Duce sur l’écran de son portable". Aux repas de la smala italienne, il n’était pas rare que cousins et cousines égrènent des "arguments convenus qui, pour eux, faisaient office de bon sens, sans que personne ne se soucie de l’incompatibilité de ces propos excessifs avec sa présence à table. C’était leur façon de l’adopter…". Pendant qu’Azama fait le dos rond, Mariagrazia enrage et rue dans les brancards.
Sur les autres immigrés, ceux du centre historique aux immeubles délabrés, pèsent une atmosphère lourde et menaçante, des rumeurs dangereuses. Mariagrazia, y voit la marque de la télévision qui "a introduit dans nos foyers : la peur et la haine de l’autre", une haine qui prenait la forme de ratonnades organisées par des brigades de gros bras créées par un parti xénophobe. Et lorsque les bien-pensants, prompts à condamner les immigrés du moment, parent l’émigration italienne de papa de toutes les vertus, Louis-Philippe Dalembert non sans humour fait dire au vieux Cesidio "qui a implanté la mafia aux Etats-Unis et en Allemagne ? (…) Sa rengaine favorite pour clouer le bec aux uns et aux autres".

En quelques secondes tout basculera. Vingt-trois secondes, trente-neuf, quarante-deux… une éternité. Ici aussi, "ces chiffres ne correspondaient à aucune réalité".

Mustapha Harzoune 

Louis-Philippe Dalembert, Ballade d’un amour inachevé, Mercure de France, 2013,283 pages, 18,90€.