Baptista de Matos
"J'ai ouvert le chemin"
1934 : Naissance à Alcanadas
1958 : Mariage ; élections "truquées" de la dictature Salazar
1963 : Départ solitaire en France
1974 : Installation à Fontenay Sous Bois (94) ; Révolution des œillets
1981 : Etudes supérieures en France pour ses deux enfants
Ça fait aujourd’hui 71 ans que je suis né, à Alcanadas. Suivant la légende, l’Arche de Noé a été construite à quelques kilomètres du village et pendant le déluge, Noé est venu là. C’est pour ça qu’on dit “A Arca nada”, l’arche nage, et que le village s’appelle Alcanadas. Je suis né un 24 février 1934, à 9 heures du matin, suivant ma mère. J’étais rond comme je suis aujourd’hui, sans pouvoir rester sur une chaise trop longtemps. J’avais trois frères et une sœur, mon père était mineur. Quand la sirène de la mine sonnait, il partait tout pressé et après, j’allais lui amener le déjeuner. Je le voyais sortir à cinq heures, tout noir. C’est des images que je garde encore : tous ces gens qui arrivaient fatigués, la peau blanche et noir le visage. Ils habitaient dans des conditions dures et la seule vie était d’aller au bistrot boire du vin et se chauffer. Les gens du Sud du Portugal chantaient alors des chansons de peine, de nostalgie. Je les vois encore, quatre ou cinq embrassés en train de chanter.
La peau forte
La vie de village à Alcanadas était marquée par ces mineurs venus d’ailleurs, du Nord, du Sud du Portugal et aussi d’Espagne, des gens très pauvres. Tout ça m’a suivi quand plus tard je suis venu en France, habitant dans un bidonville, et m’a appris à réfléchir à ce qu’est la misère humaine, économique, la misère tout court.
C’est là qu’on se forge, qu’on se fait une peau forte capable de résister à un tir de canon. Ces souvenirs font partie de mon apprentissage. Mon père était mineur et donc j’étais d’un niveau social, économique, pauvre, mais aussi j’étais très heureux. Enfant, je jouais au foot, à l’arc, j’allais voir pondre les oiseaux qui faisaient les nids dans les arbres, les oliviers, les chênes… J’ai été à l’école et comme j’étais assez inquiet et entreprenant, j’ai fait partie dans le village des quatre personnes qui ont fait des études primaires. Mais on n’avait pas les moyens d’aller au lycée alors j’ai été travailler dans une pharmacie à l’âge de 12 ans et jusqu’à 17. Après, comme ce n’était plus possible par rapport à la loi, j’ai travaillé la terre et j’ai fait l’armée aussi.
Une dictature complète
La mine a fermé en 50 et là, ç’a été vraiment la misère. Tous les immigrés sont partis. Moi, j’avais des terres. La vallée était fertile, je gagnais ma vie, mais à partir des années 60, l’économie au Portugal a été un désastre. Je me suis marié en 58, j’ai eu les enfants et je me disais que ma vie, ce n’était pas ça. Le Portugal vivait sous une dictature complète, Eglise et dictature étaient ensemble. On nous martelait l’anticommunisme à l’église, à la catéchèse, tout le temps. Ça m’a révolté. Ç’a eu l’effet inverse de ce que voulaient les curés. A l’époque, une personne allait en prison juste parce qu’elle n’était pas d’accord. Je lisais beaucoup, j’étais le seul d’Alcanadas qui achetait un journal, donc j’ai fait de la politique naturellement. Je lisais parfois le journal du parti communiste clandestin et c’était dangereux dans ces années-là, en 58, 59, 60… En 58, il y a eu des élections aussi. J’ai un peu participé. C’était légal, mais on avait peur. J’étais visé par la police politique et par les riches. La gauche de l’époque a voté dans les urnes mais tout le scrutin était truqué. Le maire de Batalhas, la ville voisine, est venu à Alcanadas pour dire qui pouvait voter.
Police politique
J’étais fâché avec cette vie, avec ce régime. Le manque de liberté, l’impossibilité de parler m’ont poussé à partir. Surtout, je réfléchissais par rapport à mes enfants. Je savais que je n’aurais pas la possibilité de les amener à l’école plus tard. Je ne voyais pas d’avenir pour eux et je me suis dit : “Je pars, il faut que je parte, il faut que mes enfants aient autre chose que moi.” Mon fils avait 18 mois et ma fille 3 ans. Pour moi, le savoir était quelque chose d’important. Quand je me suis décidé à partir – ma femme, elle, ne voulait pas –, les gens d’Alcanadas m’ont dit : “Mais tu n’as pas besoin d’être émigrant.” Parce qu’être émigrant, c’est quelque chose de bas, de péjoratif. Pour Alcanadas, je n’étais pas une personne misérable et le maire de Batalhas m’a dit : “Tu es fou. Tu ne vas pas aller en France.” “Mais si, je veux aller à Paris” Il m’a quand même trouvé un passeport de touriste, parce qu’à l’époque, c’était interdit, un passeport, et je suis parti seul avec ma petite valise, en touriste, et pendant une centaine de kilomètres, j’étais entouré de deux hommes de la police politique, la PIDE, qui m’ont suivi depuis la gare de Fatima jusqu’à Villaformosa.
Le Sud Express
A la frontière, ils m’ont demandé pourquoi j’allais en France. J’ai raconté que j’étais agriculteur et que je voulais visiter Paris parce que ça m’intéressait. Malgré leur acharnement pour me faire craquer, ils n’ont pas été capables de me sortir de mes gonds.
J’étais le deuxième à partir du village et après, il y a eu à peu près 30 % des gens qui sont partis. J’ai ouvert le chemin. Je suis venu en train par le Sud Express et je suis arrivé à Austerlitz sans rien savoir, avec un livre de traduction français-espagnol. José, un ami qui m’a reçu à la gare, m’a amené dans un chantier à Pantin où j’ai dormi. C’est dur, très difficile. Dans le froid, on pense à ce qu’on a laissé, à la femme, toute une vie et pas savoir qu’est ce qu’il va y avoir après. Il faut changer sa structure mentale, non pas pour conquérir le monde mais pour se débrouiller avec ce monde. J’ai dormi deux, trois nuits dans le chantier. Puis je suis allé vivre au bidonville de Champigny. Trois jours après mon arrivée, tout de suite, un mec m’a proposé un travail à Vincennes, dans des routes, des petits égouts. J’ai commencé à travailler fort, à apprendre le français et à me faire connaître.
Le plus grand bidonville de France
Trois mois après, le chef italien m’a donné trois types pour que je les dirige. Quand je revenais dormir au bidonville, je me disais : “Où est - ce que je suis, qu’est ce que je fais ici ?” Il ne faut pas que tu te laisses emporter par l’émotion.
Pas d’eau, l’entassement, le logement petit… Je me disais : “Il faut que tu te fasses une raison parce que tu as une femme et deux enfants petits au Portugal. Tu as ton honneur.” Et ça, ça compte beaucoup. Au début, je me souviens, il y avait un mec qui était d’un village pas loin de chez moi. Il a entendu parler de moi et il est venu m’apporter une soupe. C’est réconfortant. Je me suis dit : “Il y a quand même de la solidarité ici. Il n’y a pas que des bêtes.” Je les voyais tous comme des bêtes. Moi aussi, j’étais une petite bête. C’était le plus grand bidonville de France, à Champigny sur Marne en 67, il y avait peu près 14 000 Portugais qui y habitaient. J’ai passé quatre mois là-bas et aussitôt que j’ai eu la possibilité, je suis parti. Deux ans après, j’ai été enfin chercher ma femme et mes enfants au Portugal.
J’ai commandé à Clémenceau
La lutte pour l’existence était formidable
Ça a été une lutte permanente, ici en France pour être respecté et là-bas c’était pire. Chaque fois qu’on passait la frontière on pouvait y rester, on n’était pas sûr de revenir. La lutte pour l’existence était formidable. Dès qu’on passait la frontière portugaise-espagnole, nous les Portugais, tous, on commençait à boire et à manger, contents parce qu’on avait passé la frontière de la peur, la frontière de la dictature. Ça reste et chaque fois que je dis ça, ça m’émeut parce que les gens ne savent pas ce que c’est que la dictature et ne se rappellent pas que nous, immigrants, on est venu aussi à cause de ça. C’était difficile à montrer aux Français qu’on était des gens capables de souffrir et de rire comme tout le monde. C’est une lutte que j’ai pris bille en tête, sans peur, pour être reconnu comme n’importe quel citoyen, pour être une communauté capable de participer à l’essor de la France. J’ai été ami du maire de Fontenay-sous-Bois, je l’ai amené chez moi au Portugal, pendant trois semaines avec sa femme et sa fille, il y a sept ou huit ans… Quand je suis arrivé à Fontenay en 63, qui aurait pu imaginer qu’un maire, conseiller général, irait chez un immigrant au Portugal trente ans
après ?
Ecouter José Baptista de Matos (7m30)
Mes enfants
Je n’ai pas de regrets, c’est une vraie victoire personnelle. Tout ça, ça fait le mélange. J’ai rencontré Giscard et Mitterrand, j’ai été assis dans le Parlement au Portugal pour parler des problèmes d’immigration sur des chaises où ont été assis des grands personnages de l’histoire du Portugal.
Mes enfants, c’est mon souci majeur, c’est pour eux que je suis venu. Ça me revient parce que je suis fils d’un mineur, qui ne savait ni lire ni écrire. C’est moi qui ai appris à mon père à faire son nom et les chiffres. Alors je me suis juré qu’il fallait que mes enfants soient quelqu’un. Maintenant qu’ils ont été à la Faculté, qu’ils ont un diplôme, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Même s’ils sont pauvres, je m’en fous. La richesse, c’est bon pour le banquier, pas pour moi. L’argent, on a besoin pour vivre mais pas plus.
Mai 68 à l’Etoile
Mai 68, c’est le moment le plus important, celui où j’ai eu plus de confiance et c’est là que j’ai vu la dimension de l’homme, qu’ensemble on pourrait modifier le monde.
J’étais à l’Etoile quand ça a commencé et pendant les 28 jours de grève qu’on a fait au chantier, j’avais une Vespa et j’allais tous les jours au Quartier Latin. J’étais dans la rue, j’allais battre le pavé, manifester tout le temps, discuter. C’est une période fabuleuse pour la France, fantastique. Elle a été reconnue au niveau mondial et j’ai participé, j’ai amené ma petite part à cet essor. C’est une période qu’on ne peut pas oublier. Aujourd’hui, je fais 71 ans, je suis quelqu’un qui n’arrête pas, alors à l’époque, à 30 et quelques… Moi, j’ai eu une vie pleine, à produire aussi. Aujourd’hui, je peux aller et montrer : là c’est moi qui l’ai fait, c’est moi qui ai créé ça. Si la France est belle, si elle s’est développée, c’est grâce à moi aussi. Si je vais dans le RER, je regarde, je suis fier. Je suis français et portugais. C’est mon pays d’adoption et ce pays, je l’aime.
Et c’est pour ça que depuis des années que je suis en retraite, je n’arrive pas à retourner m’installer au Portugal parce qu’ici, à Fontenay-sous-Bois, je suis chez moi. J’ai ce qu’il faut pour vivre bien là-bas : la maison d’Alcanadas et une maison à la plage. Mais là-bas, j’ai pas Fontenay, j’ai pas Paris… Tiens, hier, j’étais à Paris, je suis allé écrire à la mezzanine du café du Centre Pompidou. Pourquoi je vais là ? Parce que c’est moi qui ai commencé le terrassement de cet ouvrage. C’est ma vie, c’est ma ville aussi.
José Baptista de Matos est décédé le 1er juillet 2018.
Témoignage recueilli en février - mars 2005
Production : atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie, photos) : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini
Pour en savoir plus sur l'immigration portugaise en France :
- Voir le dossier consacré à L'immigration portugaise en France au 20ème siècle
- Voir les ressources publiées à l'occasion de l'exposition Pour une vie meilleure, photographies de Gérald Bloncourt
- [article] « La "pierre-trophée d'un guerrier du métro" Baptista de Matos », Fabrice Grognet, Hommes & Migrations, Année 2008, 1274, pp.156-160. Lire l'article
- [article] « Histoire d’une immigration portugaise. Le rôle de la région Aquitaine », Manuel Dias Vaz, Hommes & migrations, Année 2013, 1302, 154-156. Lire l'article