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Calcutta

Née en 1973 à Calcutta, Shumona Sinha vit à Paris depuis 2001. Après Fenêtre sur l'abîme (La Différence, 2008) et Assommons les pauvres (L’Olivier, 2011) elle raconte ici – sujet sans doute largement autobiographique – le retour au pays d’origine d’une jeune femme, Trisha, qui s’en revient, après des années d’exil, dans son Bengale natal suite à la mort de son père. 

Pour autant, Calcutta n’est pas un texte qui revisite le thème du retour et de la mise en miroir du passé et du pays d’origine par l’expérience de l’exil. Rien à voir ici avec les pionniers du genre sans doute que sont l’Égyptien Yehia Haqqi (Choc, Denoël, 1991) ou le Soudanais Tayeb Salih (Saison de la migration vers le Nord, Actes Sud, 1996). Rien de commun non plus avec les récents Sous l’œil de Krishna (Philippe Picquier, 2008) de Sunny Singh, Le Caire à corps perdu (Vents d’ailleurs, 2011) de Khaled Osman, les pages consacrées au sujet par Ha Jin dans La Liberté de vivre (Seuil 2011) ou celles des Désorientés (Grasset 2012) d’Amin Maalouf. Non ! Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Shumona Sinha qui vise peut-être l’exact opposé en écrivant que "personne ne va nulle part, personne ne revient de nulle part".

De retour donc à Calcutta, Trisha se retrouve seule dans la grande maison familiale "et ses souvenirs brûlent comme des bougies allumées aux deux bouts". Calcutta est un puzzle mémoriel qu’il faut reconstituer en rassemblant plusieurs éléments de la narration. Il y a en premier lieu cette plongée dans les souvenirs portée par des objets symboliques : une couette rouge, un revolver ou un flacon de parfum d’hibiscus. Chaque objet retrouvés laisse échapper de lointaines réminiscences, une enfance livrée en fragments, dominée par les figures d’un père communiste (Shankhya), d’une mère mélancolique et dépressive (Urmila) et d’une grand-mère (Annapurna) qui, entre conte au goût de sang, légendes et secrets de famille, remonte aux origines de la lignée, jusqu’à une certaine Ashanti ("malheur") et à l’histoire de Golap-bari ou Maison des roses qui n’est autre qu’un lupanar. Voilà qui rappelle un épisode tout aussi fondateur de Rue Darwin de Boualem Sansal.

Comme en toile de fond, le puzzle mêle à ces éléments biographiques d’autres pièces, celles qui restituent l’histoire politique du Bengale, depuis la période coloniale jusqu’aux affrontements interreligieux du moment, en passant par l’idéal communiste d’une génération. C’est l’un des temps forts de ce récit : l’engagement communiste des années 70, incarné par la figure paternelle, et les massacres perpétrés par "la tueuse", Indira Gandhi, contre ces militants marxistes. Cette "idéologie importée", cet "invitée" était pour le coréen Hwang Sok-Yong (L’Invité, Zulma 2004) "mauvais esprit" et source de malheur. Ici, elle est tout autre : "En abattant des hommes on cherchait à éradiquer le rêve collectif de tout un peuple" écrit l’auteure. Pour Shankhya, cette "violence meurtrière qui va arracher le socle du mouvement de gauche dans la région" sonne l’échec de la pensée rationnelle.

Remontant à la présence britannique, le récit dresse une autre généalogie, celle qui fait des violences entre hindous et musulmans un legs de la colonisation : "l’arbre à poison depuis s’était enraciné et semblait avoir envenimé la terre, l’avoir rendue démente".
Ce voyage dans l’enfance, dans l’histoire du Bengale et de ses mutations renferme une autre originalité : Calcutta est écrit en langue française. Elégiaque, mélodieuse, intimiste, cette langue porte en son sein, "comme les serpents sous la cendre", sa charge de colère et de révolte. Ce qui n’étonnera guère les lecteurs d’Assommons les pauvres.

Mustapha Harzoune 

Shumona Sinha, Calcutta, édition de l’Olivier, 2014, 208 pages, 18€.