Carnets intimes
Ecrivaine, cantatrice, kabyle, chrétienne, algérienne, française… Taos Amrouche était tout cela à la fois. Elle est née à Ighil Ali, monticule sur les hauteurs de la Soummam, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de Bejaïa.
Taos Amrouche ou plutôt Marie Louise Taos Amrouche appartient à la première génération d’auteurs algériens. Son premier roman, Jacinthe noire, est paru en 1947. Cette figure de femme en littérature a peut-être été effacée par les monstres sacrés, les Feraoun, Mammeri, Dib, Kateb et plus tard Assia Djebar. Remisée aussi dans l’ombre, peu fraternelle, de l’aîné, Jean El Mouhoub Amrouche. Pourtant, si dans la famille Amrouche la postérité garde vivace le souvenir du poète, l’auteur de l’admirable préface des Chants berbères, celui des entretiens radiophoniques sans oublier le chroniqueur déchiré du drame algérien, l’œuvre, littéraire du moins, de la sœur est bien plus conséquente. Elle a écrit pas moins de quatre romans et un recueil de contes et de poèmes. Joëlle Losfeld - indispensable éditrice a qui l’on doit notamment la reparution de l’œuvre d’Albert Cossery – a, en 1995 et 1996, réédité les romans de Taos Amrouche. Elle récidive, si l’on peut dire, en offrant au public ces Carnets intimes écrits entre août 1953 et novembre 1960 et tout entier consacrés à la passion de cette femme kabyle pour le provençal, le "voyageur immobile" de Manosque : Jean Giono.
Carnets Intimes donc. Intime oui, mais ce ne sont pas les quelques passages sensuels, sexuels même, qui troublent le lecteur. Même si ce texte, écrit il y a plus de cinquante ans, par une femme qui pour ne pas être musulmane n’en est pas moins kabyle, en dit long sur sa liberté, ses désirs et aspirations et éclaire d’une lumière noire les chemins de régression sur lesquelles serpentent quelques contemporaines. "Taos se situe bien dans la lignée des femmes ancestrales de sa terre maghrébine natale et comme figure archétypale de celles qui vont suivre, celles qui luttent, qui résistent, qui souffrent mais qui aspirent et croient toujours à la vie en assumant pleinement leur destin" écrit en préface Yamina Mokaddem. "Tout revient à savoir vivre, vouloir vivre". Quitte à souffrir pour l’apprendre.
Intimes ces carnets le sont par les souffrances et la part de vérité que couche sur le papier Taos Amrouche, l’abaissement, tant physique que moral, par lequel passe cette femme réputée forte, exigeante, fière. C’est elle qui en 1969, alla défier le tout puissant pouvoir d’Alger en s’invitant, contre le gré des hiérarques FLNisés, au fameux Festival Panafricain d’Alger.
Lionne face à Boumediene, elle devient, devant un Giono sexagénaire mais illustre, une enfant aimante, tour à tour suppliante, apeurée, servile, protectrice, docile, offerte, jalouse, revêche… La liaison avec l’auteur du Hussard sur le toit va courir jusqu’en 1960. Huit années sans bonheur, marquées par de rares moments d’extase amoureuse et physique, des oasis dans un désert d’égoïsme, d’indifférence, de rebuffades. Du moins est-ce ce qui se dégage des écrits de l’infortunée Taos. Ces carnets ne sont pas à la gloire de "Jean". Pas à la gloire des trois hommes au centre de ces Carnets. A l’amant, il faut ajouter le mari, André Bourdil, et le frère Jean Amrouche. On peut briller au firmament de l’intelligence et dans le même temps raser les murs sombres de la médiocrité. Cela n’est pas une surprise. Un rappel utile, histoire d’éviter les incertaines idolâtries et de relire des œuvres avec les yeux d’un Sainte-Beuve.
L‘extraordinaire de ces quelques cinq cents pages est de tenir en haleine le lecteur avec ce qui pourrait, par provocation, se résumer aux états d’âme d’une midinette enamourée mais éconduite. Quatre cent soixante-dix sept pages exactement où virevoltent les illusions et désillusions amoureuses de Taos pour Jean. C’est dire, tout de même, la force de cette écriture intimiste, la sensibilité de son auteure, la finesse de ces observations et commentaires – ce qui n’exclut nullement sa part de subjectivité voire d’injustice – la vivacité du style, la précision des mots. Et des flèches.
Il ne faudrait pas laisser croire pour autant que ces Carnets ramènent au seul Giono. Taos Amrouche se livre, sans calculs, sans effets, elle y livre son quotidien, le manque d’argent, le caractère alimentaire de ses émissions radiophoniques, ses batailles pour être éditer, ses rapports avec sa fille, Laurence, la présence de sa mère Fadma après la mort du père, son travail d’écriture, ses lectures, ses goûts et avis littéraires… Le drame algérien est à peine évoqué. On le croise, une fois ou deux, on le devine à travers la figure tourmentée de Jean Amrouche.
Ces Carnets intimes montrent aussi le visage d’une femme qui, par sa Kabylie natale, se rattache, à l’Afrique. Le réel ici ne se résume pas à celui du visible et de la raison. Il y faut sa part d’invisible et de passions. Taos Amrouche est une chrétienne certes, qui pèlerine à Lourdes et adresse des prières à la Vierge. Pour autant son âme se nourrit aussi de rêves et de songes, de leur interprétation ou de la présence des morts. La sacralité est de tous les instants, elle peut se nicher dans un objet, dans une pivoine ou dans une offrande. Dans un signe ou dans un lieu. Le monde de Taos Amrouche est un monde d’absolu, où les passions sont entières et sans compromis, où le sentiment et la poésie ne sont pas souillés par les calculs… Voilà pourquoi elle n’aimait pas, semble-t-il, le monde qui s’esquissait autour d’elle et aurait, plus encore, détesté ce qu’il est devenu. Voilà pourquoi il est peut-être urgent de relire Taos Amrouche : "Longtemps, j’ai entendu les amis et professeurs vanter la richesse et l’originalité de ma nature. Mais, suis-je riche ? Diverse ? Sûrement non. Je ne regarde toujours qu’en moi-même. Quand le monde et toute la création tournent, je perçois presque rien des remous extérieurs ni des gloires. Je vis réellement dans un univers très restreint et secret. Jamais il ne m’arrive d’ouvrir un journal du jour ou un hebdomadaire récent. Je ne m’intéresse pas, non plus, aux grandes découvertes scientifiques ni aux exploits d’aucune sorte ? Si bien que je ne vois rien d’autre à faire qu’à essayer d’exprimer la manière de sentir et de vivre d’une femme comme moi qui, tout en aimant la vérité, lui préfère l’illusion".
Mustapha Harzoune
Taos Amrouche, Carnets intimes, Joëlle Losfeld 2014, 477 pages, 25€.