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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série). Disparitions – bateau échoué. Zarzis, Tunisie, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série). Disparitions – bateau échoué. Zarzis, Tunisie, 2012. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration, Inv. 2019.16.12
© Laetitia Tura

Je suis pas mort, je suis là

Une série photographique de Laetitia Tura

Laetitia Tura

Entre 2007 et 2012, Laetitia Tura s’engage dans un travail photographique sur les exilés subsahariens, à la croisée des frontières entre le Maroc, l’Espagne et la Tunisie. Du Sahara à Melilla, elle s’attache à saisir les lieux de la traversée, les murs réels et les lignes imaginaires qui entravent la route vers l’Europe. Ces lieux de passage, de marge et de disparition révèlent en filigrane l’invisible, l’effacement des corps, la mort aux frontières. Les photographies sont mises en regard de textes écrits à partir d’entretiens menés avec des migrants et des familles de migrants, qui dévoilent la cartographie des exilés mais aussi la durée, l’effort, l’incertitude et le danger inhérents à la traversée illégale des frontières. 

Les textes qui accompagnent ce travail photographique et qui restituent la parole des migrants ont été écrits par Hélène Crouzillat et Laetitia Tura, à partir d’entretiens menés entre 2007 et 2012. 

Informations

Inventaire
2019.16.12
Type
Photographie
Date
2012
Matériaux

Impression jet d’encre sur papier fine art pur coton

Dimensions

H. 40 cm, L. 50 cm

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – les rails. Vers la frontière marocco-algérienne, 2007
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – les rails. Vers la frontière marocco-algérienne, 2007. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.1
© Laetitia Tura

LES LUMIERES

Ils vous refoulent de nuit pour que les Algériens ne puissent pas savoir. Quand vous êtes en salle de refoulement à la préfecture, tu demandes aux autres : "Toi, tu connais la route ?"
Les gens qui ont été refoulés beaucoup de fois, ils connaissent la route. Alors, tu les suis.
Ils prennent tout le monde, peut-être 100 personnes. De la préfecture, on prend un bus pendant 15 à 30 km. Puis, on se met en rang et les militaires marchent avec nous pendant 1 km.
A un moment, les Marocains disent : "Allez-y !". Alors, tu cours pour contourner et rentrer au Maroc. Si c’est la première fois, tu ne connais pas, tu cours comme un naïf.
Dans le désert, les Nigérians agressent. Dès qu’ils savent qu’il y a des gens en cellule de refoulement, ils s’habillent comme des migrants et ils attendent. Dès que vous arrivez, ils vous tombent dessus. On est tombé sur un blanc et des Nigérians sur une moto.
On s’est dispersé dans tous les sens. En courant, je suis parti vers l’Algérie. J’étais seul. Je suis tombé sur des militaires algériens qui m’ont pris le portable.
Tu vois les lumières de la ville d’Oujda. J’ai marché jusqu’à Oujda de 19 h à 6 h du matin. Il commençait à faire jour. Je suis parti au campus. Le lendemain, la police est revenue à 4 heures du matin pour nous refouler encore. Ils nous ont gardé jusqu’à 19 heures.
La deuxième nuit, il y avait des gens qui connaissaient la route. Mais, il fallait toujours semer le groupe de Nigérians. On a dû s’arrêter pour les laisser partir.
Tu restes la nuit dans le désert sans chaussures.
Tu te caches toujours.

Gnakale, Casablanca
 

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères - Smelly water. Vers la frontière marocco-algérienne, 2007.
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères - Smelly water. Vers la frontière marocco-algérienne, 2007. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.4
© Laetitia Tura

REFOULEMENT I / LES RAILS

Entre le Maroc et Oujda. Tu es entre le marteau et l’enclume. Là, comment tu vas faire ?
Les camarades appellent la frontière, le front. En fait, c’est la guerre, parce qu’il y a tellement de souffrance inexplicable, des choses qu’on voit à la frontière, qu’on ne peut même pas dire. Si vous allez vers l’Algérie, les militaires algériens, ils refusent que vous rentriez chez eux tandis que les Marocains attendent que vous ayez franchi la frontière, parce qu’ils ne veulent pas vous voir revenir vers Oujda.
Ça veut dire qu’il n’y a plus un lieu où il faut partir. Plus un lieu où aller. Je voulais revenir à Rabat. Pour éviter d’être pris sur la route et d’être à nouveau refoulé, j’ai préféré revenir à pied.
Les rails, c’est un repère. J’ai marché pendant 4 jours, seul. Je m’arrête à minuit, et je pleure. Ou bien je me pose sur l’herbe et je vois la rosée qui se forme, des petites gouttes d’eau.
Pour manger, je passe dans les maisons à côté des rails et des Marocains qui me voient me disent : "Viens, viens".  Je demande de l’eau, ils me remplissent mon bidon et me donnent du pain.
13 jours de Oujda à Rabat.Ça veut dire que j’ai fait 500 km à pied.

Dakouo, novembre 2008, Rabat

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères. Vers Taza, Maroc, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères. Vers Taza, Maroc, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.2
© Laetitia Tura
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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – l’usine. Naïma, Maroc, 2012.
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – l’usine. Naïma, Maroc, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.7
© Laetitia Tura

REFOULEMENT II / LE PETIT LAYOUN

Quand on te jette, on te jette à partir de 19h. On te dépose à Maghnia.
Là-bas, tu vois les lumières de l’Algérie. Tu marches. Tu marches à partir de 23h jusqu’à 6h du matin. Tu croises des chiens, tu marches sans chaussure.
Tu arrives à la fac d’Oujda.
Le lendemain, après avoir fait toute cette nuit de marche, tu manges un peu. Comme tu ne peux pas rester à Oujda et que tu n’as pas d’argent, t’es obligé de repartir, pour pouvoir voir les rails.
Tu as 30 km à faire d’Oujda aux rails. Tu vas reprendre le rail à zéro.
Les Marocains t’attaquent sur la route. Pour uniquement voir si t’as un portable ou de l’argent dans la bouche. On te fouille. Si dans le groupe, vous n’avez pas d’argent, vous avez des problèmes. On peut vous tracer sur le dos comme ça.
Tu n’as pas à manger. Et tu vas dormir sous le pont. Quand le train cargo arrive, il faut attaquer. Si tu rates le train, tu vas marcher des jours.
A 20 km de Naïma, tu trouves le Petit Layoun. Le Petit Layoun, tu restes là-bas. Derrière la gare. Tu demandes à manger aux passants. Ceux-là mêmes qui t’ont donné à manger, ils préviennent les clochards marocains pour venir t’attaquer. Il y en a qui sont de bonne moralité, mais pour qu’on ne sache pas que c’est eux qui te donnent à manger, ils te jettent la nourriture comme à un chien. Là, tu n’es pas lavé, hein.
Quand tu arrives à choquer le train, tu montes. Taourirt, Guercif… jusqu’à Fès.
A Fès, tu dois emprunter le car qui te ramène à Rabat.
Tout ça, c’est une gymnastique. Si tu ne connais pas, tu peux prendre un mois.

Le Général, avril 2009, Rabat

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – les rails. Naïma, Maroc, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Repères – les rails. Naïma, Maroc, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.10
© Laetitia Tura
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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Camouflage II - Takadoum. Rabat, Maroc, 2009
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Camouflage II - Takadoum. Rabat, Maroc, 2009. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.5
© Laetitia Tura

POINTS DE FRAPPE

Imaginez-nous en brousse à des heures tardives, en train de nous faufiler entre les arbustes, sur la caillasse, parce qu’il faut chercher un coin, arranger le matériel, le déposer afin de traverser de l’autre côté.
Il y a la garde qui est là. Les militaires sont à tout moment en train de passer les torches… Il faut les éviter, c’est un combat.
La première fois, il a fallu que je paie 100 euros pour qu’un mec m’emmène en brousse, et me fasse découvrir tous ces coins-là. Quand nous sommes arrivés, il m’a doigté à distance et il m’a dit : "voilà comment cela se passe". Il m’a transmis ses connaissances.
Ce que j’ai appris, je l’ai mis en pratique. C’est ce qui m’a permis d’apporter mes idées pour les nouveaux.
Je suis un peu comme un meneur d’hommes dans ces affaires de convois. Avec mes connaissances, mon ancienneté sur le terrain, tous ceux qui arrivent nouvellement au Maroc, qui veulent faire un convoi, qui veulent partir, tenter leur chance, ils peuvent me contacter. J’organise, j’ai les contacts. Je fais passer.
Ils ne savent pas le matériel qu’il faut. Ils n’ont aucune idée. Moi, je me porte garant. Je leur dis : "C’est simple, apportez le matériel". Je les amène en brousse, je leur montre comment on repère, je leur explique comment on procède et je tente ma chance avec eux.
Castiago, ça reste un chemin où cela passe quand même comparativement aux autres secteurs qui sont déjà gâtés.
Pour moi, ce n’est pas un business. Pour moi, ce n’est pas un gagne-pain. Moi, je rends juste service comme ça.
Ça passe, c’est bon. Ça ne passe pas, on redescend sur Oujda. Quand on remonte sur Rabat, on recommence à zéro. D’autres me demandent juste de les accompagner en brousse, que je leur montre des points de frappe.
Point de frappe, dans notre jargon, c’est l’endroit où l’on parvient à déposer notre matériel. Demain, on peut perdre notre point de frappe parce que les gars ont mal géré l’endroit. Une fois perdu, il faut en trouver un autre. Nous sommes appelés à chercher parfois des mois et des mois en brousse des petits passages comme ça. Un endroit comme celui-là, c’est tellement stratégique qu’on aimerait le préserver jalousement.
Ce passage-là, nous l’appelons notre patrimoine.

Pat, Rabat, 2010

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla II – Brèches. Melilla, 2008
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla II – Brèches. Melilla, 2008. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.3
© Laetitia Tura

LES BUSES

En saison pluvieuse, toute l’eau qui vient du haut, descend. Ça fait une petite rivière.
Quand les guardias voient que l’eau est montée à un certain niveau, ils ouvrent les buses de la barrière.
Nous, on rampe, on rampe… on rampe la nuit pour qu’ils ne nous voient pas. Quand on arrive à un certain endroit, on reste calé. On calcule seulement leur mouvement. Parce que ce sont des êtres humains, ils sont fatigués. Et quand ils sont fatigués, ils se reposent.
C’est pendant qu’ils se reposent, qu’on attaque.
Cette fois-là, j’y suis allé avec deux amis. C’est un coin où il y a le vent, les herbes, le plastique, les petits cailloux. Tu dois t’habiller tout en noir.
Quand le mirador se tourne pour regarder de ton côté, ils se disent que c’est peut-être une pierre ou un plastique. Ils sentent que la chose-là ne bouge pas. C’est comme ça que tu continues à faufiler.
Ils ont des objets comme des poupées. Quand ils sont fatigués et qu’ils dorment, ils prennent ça et le mettent à leur place. Toi de loin, tu regardes et tu te dis que c’est un homme. Ca fait comme si quelqu’un est train de regarder à gauche, à droite, devant… Ça baisse la tête. Donc, tu te dis : "Non, il est encore éveillé…"
Il faut attendre qu’ils viennent changer le mirador, parce que quand ils le changent, ils mettent de la lumière dedans. Tu peux bien voir ce qu’ils sont en train de faire.
Quand ils sont venus remplacer le mirador, je me suis retourné vers mes frères et je leur ai dit : "Venez". Je les appelle. Il ne faut pas parler fort. Mais ils ne comprennent pas. Il était déjà 4 h du matin. Pendant que je continuais de calculer le mirador, je dis encore : "Venez, venez". Ils étaient en train de dormir.
C’est comme ça que je suis arrivé et que j’ai trouvé 3 buses. On m’avait dit qu’il y avait 5 buses et voici 3 buses. Je vais prendre laquelle ? On m’a dit : "Tu prends celle du bas". Mais celle du bas est remplie d’eau. J’essaie, c’est bloqué, il y a un grillage dedans, je ressors tout mouillé. J’essaie à gauche, il y a une plaque là, comme si on a calé ça dedans, je veux la casser, ça ne se casse pas. Je ressors, j’essaie la troisième. J’entre, ça me serre. 
Je dis : "Merde, je vais entrer par où ?"

JP, Tanger, 2008

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.11
© Laetitia Tura

LA BARRIÈRE

A la voir de ses yeux, c’est une barrière de grillage, oui, mais le danger qui circule après ce grillage est immonde.
Les hommes qui sont de l’autre côté sont sans scrupule. Quand ils te frappent, ils te frappent comme s’ils frappaient sur un animal, comme s’ils frappaient sur un serpent.
Vous avez déjà tué un serpent ? Non. En Afrique, on les tue tous les jours. Quand tu piétines un serpent sur la tête, tu as envie de le voir mort.
C’est comme ça que les gens te frappent, c’est comme si tu n’avais jamais existé.
C’est du grillage, un peu comme des faucilles, ça peut percer le corps. C’est là pour faire du mal. C’est là pour torturer quelqu’un. En 2004, on la traversait avec les échelles.
Au sommet, tu ne peux pas mettre ta main, tu ne peux pas t’accrocher. Dedans il y a un petit tamis avec des trous plus petits encore, qui ne laissent pas passer les doigts.
Et descendre, ce n’est pas une petite affaire. Tu peux mourir. Le plus dangereux, c’est la chute. Parce qu’il n’y a pas de moyen de se décrocher sans se casser. 6 mètres, c’est beaucoup, c’est une maison à deux niveaux.
Quand je parle de cette barrière, mon adrénaline bouge un peu. Je ne peux pas recommencer.
On a traversé le désert, on n’avait pas peur, on a fait mille refoulements au Maroc et en Algérie et on n’avait pas peur. Mais quand tu la vois cette barrière, si tu n’es pas un homme, tu rentres vers la montagne et tu ne reviens plus jamais.
Cette barrière, c’est un gros monstre.

Eric M., novembre 2008, Melilla

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.8
© Laetitia Tura

LA NAGE

Vers minuit, on est entré dans l’eau. On a attendu que les guardias quittent leur chaloupe. J’ai vu aussi d’autres chaloupes, peut-être que c’était des pêcheurs… Je ne sais pas. Je voyais des petites lumières dans l’eau. J’ai vu aussi un gros bateau passer à côté de moi. Et il y avait des petits poissons, je ne sais pas quel poisson.
Dans l’eau, la bouée verte siffle. Ils font ça pour se rendre compte que des personnes sont en train d’entrer.
Quand tu tombes dans l’eau, tu dois aller comme ça, changer le rythme pour échapper à cette lumière verte qui sort de l’eau, petite. Nous, on était loin d’elle. A une certaine distance, ça ne siffle pas et on passe.
Un ami m’a donné l’argent pour acheter la vessie, la chambre à air. Je peux nager sans vessie, mais la distance est longue, 15 kilomètres. Avant d’entrer dans l’eau, j’ai emballé mes habits dans 30 à 40 plastiques pour que je puisse les porter quand je sors de l’eau. J’ai attaché ça sur mon ventre, j’ai mis la vessie et je suis entré dans l’eau.
Moi, je suis parti avec deux sacs. Un sac de vêtements et l’autre de repos, pour équilibrer le poids. Deux sacs noirs bien attachés, tu passes la ficelle ici et là, tu vois, parce que les petites vagues sont les pires, elles te tiennent. Tout le temps, les vagues te baffent, paf, paf, paf... Celles-là m’ont mis très mal, je devais échapper de là, je devais aller plus rapidement, aller plus vite, pum, pum, pum, plus vite pour échapper à ces vagues.
Les vagues viennent et me tapent, mais je supporte. Elles frappent en série de trois, ça vient, ça tape, ça vient, ça tape, ça vient, ça tape. Elles viennent comme le tourbillon. Elles frappent le caillou. Tu entends Pam ! Tu luttes contre les vagues. Elles te soulèvent, mais tu te bats avec tes pieds et tes mains. Il y a le vent, le vent qui vient, la fraîcheur, tu trembles.
Dès que tu changes de rythme, tu tombes un peu, les vagues descendent un peu, et tu te reposes, mais ces vagues là sont les pires, je ne les aime pas du tout. Quand il y a de l’air, tu te colles à l’eau, et ces petites vagues qui font ouf ouf ouf, c’est ça le mal que fait la mer.
Lorsque je suis sorti de l’eau, vers 4 heures 30, je me suis caché en bas de la montagne et j’ai dormi là-bas. Si tu me piques avec le couteau, je ne sens rien, je ne sens même plus mon corps. Il est congelé. Tu ne dois pas avoir peur de la mer. La nuit, il faut sortir directement, tête droite, il ne faut pas se retourner et c’est tout. Si Dieu le veut, on ne retournera pas à la frontière, c’est mieux ainsi. On ne peut plus reculer parce que la mer… La mer, toujours, fait peur.

Issa Abdoul, novembre 2008 et Moussa M., avril 2007, Melilla

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I – abreuvoirs. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : La valla I – abreuvoirs. Aguadú, Melilla, Espagne, 2008. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.14
© Laetitia Tura

LES ECHELLES

Tu peux sortir vers 17 heures, tu risques un peu, mais tu sors pour aller chercher le bois pour faire les échelles.
Tu vas chercher ce qui va te faire traverser la barrière.
Faut d’abord trouver un bon bois qui peut supporter 5 à 10 personnes. Même si cela pèse, l’essentiel, c’est que cela puisse supporter.
Tu grimpes sur l’arbre, tu cherches une branche qui est bien droite, pour faire le montant. Pour les traverses, tu cherches n’importe quelle branche. Il faut le couper, faire en sorte qu’il sèche si possible. Parce que quand tu le coupes, il faut que l’écorce s’enlève. Tu laisses ça comme ça pour que cela tire de l’eau.
On achetait les scies, une scie coûtait 90 dirhams, après parfois on va chez les gens qui font les pneus, on cherche les vessies, les chambres à air, on découpe, on attache avec.
Tu fais les marches. Au grand poteau, tu attaches la chambre à air, donc tu découpes ça, en petit. Les arbres, c’est comme du chewing-gum, donc ça se plie, mais cela ne se casse pas. C’est une sorte d’eucalyptus… Il y a un bambou qu’on utilisait, mais c’était un peu loin pour aller le chercher. C’était costaud, gros, mais léger. Tu pouvais porter l’échelle avec une main. Quand on sortait du tranquilo, on partait chercher ça.
On déposait l’échelle à un kilomètre peut-être, dans un coin bien caché. Parce que si ils trouvent ça, ils le cassent, il faut que tu refasses alors d’autres échelles.

JP, Tanger, 2008

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – Maison abandonnée. Khouribga, Maroc, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – Maison abandonnée. Khouribga, Maroc, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.13
© Laetitia Tura

LES DISPARUS DE KHOURIGBA

Je pense tous les jours à mon fils. C’était un homme. Il se tenait debout. Je ne veux pas le laisser là-bas. Ce que je veux, c’est qu’il vienne. Je me dis qu’il est peut-être encore vivant, qu’il est peut-être en prison. Nous, on veut le voir de nos yeux. On n’a pas vu. Qui va nous ramener notre enfant ? On attend.

Ahmed ben Mouloudi, Khouribga, 2012
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64 personnes se sont noyées en Tunisie… Leurs corps sont ficelés en Tunisie. Ces gens-là ne sont pas arrivés, ils sont partis pour émigrer. Ils ont donné leur coucher de soleil à l’océan.
Cette maison, elle est habitée par les fantômes. C’est une tombe.Trois garçons qui y habitaient sont partis en Tunisie et sont morts. Les pauvres ont été mangés par les poissons. Les parents ont abandonné leur maison aux rats et aux taupes. Ces pierres, depuis combien de temps n’ont-elles pas été retournées ? Depuis qu’ils sont morts, le puits est vide. Cet arbre buvait de l’eau. Les parents se sont desséchés. Et tout a séché.
J’ai une histoire avec mon frère. Il est venu me demander de l’argent pour aller étudier en France. Il est allé à l’ambassade faire un dossier mais ça n’a pas marché. Il a voulu émigrer quelque soit la manière. Il ne lui restait que cette solution : brûler.
J’étais au courant de rien, j’étais à Melilla.
Un jour, ma famille m’a appelé pour m’annoncer que mon frère Saïd est mort. J’étais dans l’athlétisme. J’ai tout arrêté. Pendant deux ans, j’ai été malade psychiquement. Je me posais la question : est-ce que mon frère est toujours vivant ? On se pose toujours la question… Même maintenant, j’ai du mal à réaliser qu’il est mort. Je ne suis pas tranquille à l’intérieur parce que je ne suis pas allé chercher mon frère, je n’ai pas pu encore le ramener. Tant que je ne pourrai pas visiter sa tombe de temps en temps, je ne serai pas tranquille. Je me sens responsable de sa mort. C’est pour ça que j’ai arrêté de courir.

Hicham Cherkaoui, Khouribga, 2012

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Tombes. Sousse, Tunisie, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Tombes. Sousse, Tunisie, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.6
© Laetitia Tura
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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – Fosse commune. Zarzis, Tunisie, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – Fosse commune. Zarzis, Tunisie, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.9
© Laetitia Tura

LE NAWA

Ils restent un moment au fond. Après, ils flottent. Et il y a le nawa, ce vent qui souffle vers les cotes et qui ramène les cadavres.
Toujours, toujours, toujours après le nawa, quand tu te promènes au bord de la plage, tu trouves un cadavre qui vient de Libye.
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Ils les chargent dans le camion. Ils les déchargent et les enterrent. Des fois le jour, des fois la nuit. Des fois, ils en ramènent sept, huit, neuf, dix… Une fois, ils ont ramené une femme et son enfant. Tout ça, c’est une fosse. L’histoire est là.
Les traces viennent des pierres enlevées par la pelleteuse.
Ils sont tous dans cette place. Sous Ben Ali, ils jetaient quatre ou cinq cadavres ensemble dans le trou. Et ils couvraient. Nous, en tant que pêcheurs, les policiers nous demandaient de donner un coup de main pour prendre les cadavres.
Tu amenais le cadavre ici et tu fichais le camp. Ils ont fait une grande fosse pour mettre un grand nombre de corps. Là, il y a quatre vingt personnes enterrées.
Maintenant, ils les mettent un par un. On met du sable sur le premier cadavre, puis le deuxième, puis du sable… L’un sur l’autre. Quand la fosse est pleine, ils remblaient, et ils ouvrent une autre fosse.

Faouzi S. et Said H., pêcheurs de Zarzis, Tunisie, 2012

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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série). Disparitions – bateau échoué. Zarzis, Tunisie, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série). Disparitions – bateau échoué. Zarzis, Tunisie, 2012. Collection du Musée national de l'histoire de l'immigration, Inv. 2019.16.12
© Laetitia Tura
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Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – filet. Zarzis, Tunisie, 2012
Laetitia Tura, Je suis pas mort, je suis là (titre de la série) : Disparitions – filet. Zarzis, Tunisie, 2012. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.16.15
© Laetitia Tura