Vie quotidienne d’une bonne espagnole à Paris
Jean-Philippe Charbonnier est né à Paris en 1921. Il est mort à Grasse en 2004.
Je les imagine toutes les deux prendre le métro à la Muette pour venir au dancing près de la République, un dimanche d’avril pluvieux et un peu triste.
Celle avec la jupe à fleurs s’appelle Rosa. Elle est joyeuse, bavarde, pleine d’espoir. Obsédée toutefois, par l’attente. Depuis des mois, elle ne fait que ça, attendre. Des nouvelles de Pablo, son amoureux. De la famille, du pays. Des grèves qui secouent l’Espagne en ce printemps 1962.
Celle de gauche est Luisa. Je l’imagine veuve et hantée. Par la mort, par les atrocités qu’elle a vues, par « les événements » qui ont fracassé sa vie et dont elle ne parle jamais.
Je les imagine travailler pour deux familles différentes habitant le même immeuble. Occuper deux chambras mitoyennes, avec une table, une chaise, une armoire et un lit. Partager la même salle d’eau qui est dans la courra, descendre ensemble les pubelas et papoter tous les soirs.
Ce dimanche-là, elles sont contentes d’être de sortie. Rosa lâche un soupir et dit : « Elle est gentille la patronne, regarde la jupe qu’elle m’a donnée. Elle me donne toujours des affaires qu’elle a très peu mises ».
Luisa, soudain, s’énerve sans raison. Elle répond que non, ce n’est pas de la gentillesse. Que les riches aiment jouer à ce jeu, que ça leur rappelle leur condition de riche. Qu’ils aiment se regarder dans ce miroir grossissant, que ça leur fait du bien, ça les rassure. Que c’est le jeu du valet et du maître, que c’est donnant-donnant : « S’occuper de leur chien qui mange mieux que nous, c’est déjà suffisamment humiliant, tu ne vas pas en plus te sentir reconnaissante pour une jupe ou une vieille paire de pompes ! »
Rosa préfère ne pas répondre, elle boit une gorgée, regarde les danseurs et dit : « J’aurais tellement aimé que Pablo puisse venir en France, rien que pour danser un cha-cha-cha un dimanche. Avec cette jupe ». Puis, elles dansent encore un peu, terminent ensuite leurs verres et se lèvent. Juste avant de payer et de partir, Luisa murmure : « Heureusement qu’il y a le dancing. Sinon ça serait trop triste, les dimanches ». Rosa se dit dans le métro, les yeux dans le vague : « Quand même, moi, j’aime bien ma patronne ». Sans oser l’avouer à sa copine qui a la haine des riches. Elles se couchent tôt car elles doivent se réveiller à six heures. Comme tous les matins.
Sedef Ecer, romancière, dramaturge et scénariste
Ce texte est issu du portfolio "Les femmes dans les collections du Musée" publié par la revue Hommes & Migrations dans son numéro "Femmes engagées" (n°1331, octobre-décembre 2020)
- Lire l'article : "Les clichés sur la migration féminine dans un patrimoine en négatifs", de Kidi Bebey et Marie Poinsot
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