Dans le silence du vent
Amérindienne par sa mère Ojibwa (famille des Chippewa) et germano-américaine par son père, la romancière et poète Karen Louise Erdrich est née en 1954 dans le Minnesota. Dans le silence du vent est son neuvième roman traduit en français (tous chez Albin Michel). Louise Erdrich fait ici la démonstration d’une puissance littéraire impressionnante.
Avec des mots simples, elle imprime un mouvement continue et régulier à sa narration, une rythmique maitrisée de bout en bout, sans jamais en rajouter ou se relâcher au fil des 460 pages écrites sans boursoufflures ou (auto)complaisances. Dans le silence du vent rassemble tout ce qu’un auteur (et un lecteur) souhaite atteindre. Il y a d’abord la force des émotions : peur, colère, culpabilité, aboulie, sentiment d’injustice, amitié, solidarité, amour aussi, celui de la maturité comme le tout premier...
C’est avec habileté et finesse d’observation que l’auteur note les petits dérèglements du quotidien, les quelques gestes anodins en apparence qui trahissent les plus subtils des variations intimes, les mouvements des cœurs et des âmes. Ses personnages sont tous là, bien vivants ! Des plus jeunes, comme Joe, le héros de ce récit, âgé de treize ans, à Mooshum, son presque centenaire de grand-père, en passant par la ribambelle d’oncles et de tantes et ce quatuor d’adolescents formé par Joe, Cappy, Zack et Angus. Louise Erdrich a su trouver l’équilibre entre plusieurs niveaux et registres (historique, juridique, conte, policier), plusieurs temporalités aussi. L’intrigue (le viol de Geraldine et l’enquête menée par Joe, son fils) et ses prolongements (le traumatisme de Geraldine, le méli mélo des familles indiennes, l’argent trouvé…) donnent corps à un suspens parfait, original, avec juste ce qu’il faut de tension pour tenir son lecteur en haleine et en éveil. L’action progresse au rythme des doutes intérieurs des errements des principaux protagonistes.
Enfin, et cela n’étonnera pas pour cette figure de la littérature américaine, membre du mouvement de la Renaissance amérindienne, Dans le silence du vent plonge dans le quotidien d’une réserve indienne du Dakota (tribu des Chippewas). Le patrimoine oublié ou réinventé d’une culture émerge des cicatrices de l’histoire : "les Etats-Unis ont cent quarante-sept ans, et le pays tout entier est fondé sur la volonté de s’emparer des terres indiennes aussi vite que possible et d’autant de façons qu’on puisse humainement le concevoir". Ce nouveau roman de Louise Erdrich – couronné par le National Book Award aux Etats-Unis à sa sortie en 2012 – parle, encore et toujours, d’injustice, de situation intolérable, du rejet de l’Autre, du rapport entre groupes minoritaires ou minorisés et imaginaire national. L’enfance est ici confrontée au monde et à ses éternels errements. Si les personnages et l’intrigue relèvent de la fiction, le fond de l’affaire est bien réel : aux USA "une femme amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie". 86% (au moins) de ces viols et des violences sexuelles sont commis par des hommes non-amérindiens ; peu d’entre eux sont poursuivis en justice en raison d’un micmac juridique qui, en fonction du lieu du crime (territoire indien, fédéral…) et de l’auteur (indien ou "blanc") exonère l’agresseur et violeur blanc : "nous ne pouvons pas engager de poursuites judiciaires si nous ne savons pas quelle est la loi qui s’applique". C’est à cette situation que Joe se heurte. Enfance et Justice. La justice aura un prix. Le prix de l’enfance.
Mustapha Harzoune
Louise Erdrich, Dans le silence du vent, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez, Albin Michel 2013, 462 pages, 22,50€.