Deuxième femme
Le monde est donc devenu global, le village planétaire, les peuples, les cultures se métisseraient à tire-larigot, les corps et les âmes se mêleraient dans une dynamique de création et d’innovation, bousculant frontières et fermetures, inventant une nouvelle relation au monde et à l’Autre. Tout cela est joli, sémillant, prometteur. Mais, à bien lire quelques penseurs érudits et sans doute clairvoyants, tout cela exigerait entre autres une éthique de relation dont l’un des éléments constitutifs serait de substituer aux monologues des uns et à la surdité des autres, des rapports et une pensée dialogiques, une conscience réflexive permettant de penser le commun de l’humain et de mesurer les "écarts" des uns et des autres dans le maelström des valeurs et pratiques communes.
Dans Deuxième femme, Caroline Pochon semble taquiner le sujet. Une jeune française dépressive, en rupture amoureuse et boulotte, après un passage par une Afrique salvatrice, s’en revient eu Europe, débarrassée de ses petites pilules chimiques (xanax), délestée des kilos superflus et enamourée. Voilà à (très) gros traits la trame de ce roman ou récit qui s’ouvre tout de même sur cette phrase équivoque : "L’Afrique sera mon hôpital à ciel ouvert".
Hortense débarque donc à Ouagadougou en plein Fespaco et là, coup de foudre : Hortense, la caennaise, et Seydou, "le poète de Keur Massar", cinéaste sénégalais en mal de création, tombent littéralement dans les bras l’un de l’autre dans ce qui est présenté tout du long de ce séjour africain comme un amour "cosmique", une mystique de la rencontre. Ça dégouline de niaiserie, depuis le mythe platonicien des deux moitiés en passant par "le mariage de la race noire avec la race blanche" et "la paix entre les peuple" jusqu’à un "je m’approche du sacré" qui donne le vertige.
Mais voilà monsieur est déjà marié, mademoiselle devra donc goûter au charme de la polygamie version sénégalaise et devenir la deuxième épouse. L’occidentale amoureuse accepte d’autant plus facilement qu’elle se gonfle d’importance et de suffisance. Hortense calcule vite : la première épouse, Africaine pure jus et sans éducation, n’a aucune chance face à elle ; blanche, jeune, cultivée, riche - du moins relativement - une moderne, qui plus est sans préjugés racistes.
C’est donc in situ, de l’intérieur, que le lecteur est convié à partager cette expérience unique. Cela donne lieu à une description par le menu des rapports – de stricte égalité, en théorie - entre l’époux et ses concubines ; des relations – nourries de jalousie, de gri-gri, de disputes et de messes basses – entre les coépouses ; de l’organisation du foyer où règne la figure maternelle, tout cela baigné dans le tissus des relations sociales et autres mesquineries du village. Voilà pour le volet descriptif, utilement et efficacement descriptif.
Reste l’autre aspect de ce récit-témoignage : les commentaires qui accompagnent (et justifient) l’heureuse polygamie de la gente masculine, la conversion à l’islam et la soumission, corps et âme, d’une Hortense hier encore athée et émancipée, devenue Aïcha. On se croit en plein délire… et sans doute est-ce le propos de l’auteure qui cacherait derrière ces amours franco-sénégalaises, le vrai sujet du livre : la fragilité psychologique d’une jeune femme, accablée par un père raciste, qui, au bout du bout, se retrouve à consulter psychiatre, psychanalyste et à séjourner dans un hôpital psychiatrique. Car malgré le dithyrambe envahissant, Hortense, in fine, tangue entre doutes et illusions, rejet et béate adhésion. Dans une Afrique essentialisée, riche de la sagesse du "renoncement" et où l’argent ne serait pas élevé au rang de divinité, tout est d’abord lumineux. La "vraie" femme sénégalaise est "discrète", "pudique", "forte", "courageuse", "honnête", "droite". La polygamie africaine vaudrait bien l’adultère occidental. Le paternalisme à la sauce françafrique serait incapable de comprendre l’amour entre un Africain et une Française et surtout de le vivre. Mêmes les préservatifs et les pilules seraient des "inventions occidentales destinées à brimer l’épanouissement des femmes"… Pourtant, au fil des expériences et des semaines, la confusion et l’insatisfaction gagnent Hortense qui prend ses distances. Elle n’en peut plus d’être un "petit robinet blanc à céfa" (pour les francs CFA) et "désormais, [elle] sait. Polygamie rime avec paranoïa - et pas seulement sourires faux-cul". Ça ne tourne pas très rond chez Hortense. Elle décide de rentrer et faire de Paris le nid de son amour et ainsi voler Seydou à Awa, la première épouse. Mais quand le cinéaste et apollon noir rejoint sa jeune et blanche muse c’est la dégringolade qui commence. Plus d’amour cosmique, exit les vertus du métissage, "la faille" devient "béance". Il est temps d’aller consulter…
Mustapha Harzoune
Caroline Pochon, Deuxième femme, Buchet-Chastel, 2013, 316 pages, 16€.