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Dire non

Le récent rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme dénonce la résurgence d’un racisme "brutal et biologisant". Dans son dernier livre, Edwy Plenel évoque justement ces "monstres" qui, en tant de crise, font leur miel du chaos, prospèrent sur les incertitudes, se nourrissent des peurs, attisent les haines pour "assassiner l’aube" et creuser des lendemains d’abime. 

Ici, Edwy Plenel n’exonère personne et surtout pas la présidence Hollande, l’action et les propos de Manuel Valls. "Dire non", c’est refuser "cette hypothèque qui bouche notre avenir, où s’épanouit l’extrême droite, s’extrêmise la droite et se droitise la gauche. Un non sans étiquette qui place au cœur de la riposte la question démocratique".
Cette figure du monstre, c’est, pour reprendre les mots d’Alexis Jenni (L’Art français de la guerre, Gallimard 2011), le retour de la force et de la race. C’est aussi le retour de ces "idéologies productrices de boucs émissaires" que dénonçait, au début de la décennie 90, Tahar Djaout, le romancier et poète algérien assassiné. Ces coïncidences poétiques ne sont pas anodines. Plenel n’est pas seulement un journaliste visionnaire qui, il y a 30 ans, dans son premier livre, prophétisait la - triste - bonne fortune du FN. Il n’est pas ce journaliste d’investigation qui, avec son équipe de Médiapart, révèle les affaires, les forfaitures et autres trahisons démocratiques. Il n’est pas cet observateur attentif, concerné et participant, qui dénonce la crise de représentation d’une République "affaiblie" née dans les miasmes de "la pourriture coloniale" (Jenni encore) qui imprègnent encore tant de mentalités y compris à gauche. Cette République qui étouffe "ses vitalités démocratiques" et ce présidentialisme, aux relents de féodalisme, de césaro-bonapartisme et de messianisme, réfractaire au pluralisme, qui préfère la verticalité sans âme du commandement d’une caste de gestionnaires anonymes et l’entre soi des cercles de dirigeants à l’horizontalité des relations, à la nécessité d’un autre espace démocratique où "le peuple" participerait des décisions, des réalisations, mesurerait et sanctionnerait "l’écart entre les paroles et les actes". "Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’est l’égalité" dit Plenel, qui ajoute "quand, au lieu de se retrouver autour de ce qu’ils ont en commun (l’entreprise et l’habitat, les questions sociales, les conditions de vie, le pouvoir d’achat, etc.) les dominés se font la guerre au nom de leurs identités, croyances et origines, les dominants ont la paix". Si aux travaux de l’américain Walter Benn Michaels (La Diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009), on cherchait une autre référence littéraire, il faudrait peut-être se tourner vers Vincent Borel et son Antoine et Isabelle (Sabine Wespieser, 2010)
Enfin, l’auteur de La Découverte du monde (Stock, 2002), ce "Breton d’Outre mer", "humecté de toutes les rosés" de la Martinique et d’Alger, n’est pas seulement celui qui rappelle la part du lointain et de l’autre dans la société française, ou les "mouvements", "passages", "évolutions", "croisements", "rencontres" des identités, l’art du "déplacement" aussi - "se mouvoir en esprit" - comme antidote politique aux "fixités mortifères" et aux "clôtures guerrières".

Plenel est tout cela. Mais il est davantage aussi. Dire non, dévoile - ou rappelle - un autre paysage de l’imaginaire de l’auteur, une part lumineuse, poétique. Si le poète se nourrit du monde, le monde s’inspire des poètes. Pour en finir avec la politique ravalée à des logiques d’expertise comptable, il faudrait revenir au rêve : "pour échapper aux montres qui nous rabaissent (…) il nous faut donc un horizon". Cet horizon, Plenel va aussi le chercher du côté des romanciers et poètes : Césaire, Glissant, John Donne, Camus, Victor Segalen… Cela n’est pas seulement affaire de culture. C’est ici et surtout une question de survie et de renaissance. Pour que cela soit clair, il cite Victor Hugo : "un abîme est là tout près de nous. Nous, poètes, nous rêvons au bord. Vous, hommes d’Etat, vous y dormez". Dans une modernité de perroquets et d’apothicaires, où les plans de carrière assassinent tout désir et toute sensibilité et croient transformer le temps en une perspective linéaire, où le "réalisme" qui fait les "collabos" commande "de plier au fait accompli", il faut, dit Plenel après Michel Vinaver, retrouver le sens du tragique. Il cite Camus - "trop de gens confondent le tragique et le désespoir" - pour expliquer que le tragique n’est pas cette "complaisance pour le malheur", mais une "lucidité sur les catastrophes". "Le tragique devrait être comme un grand coup de pied donné au malheur" (D.H. Lawrence).
Et le malheur est là, qui attend son heure. Il faut alors assumer nos tragédies. De renoncement en renoncement, de compromission en manque de courage (voir le sort réservé au rapport Tuot), des délires identitaires de Sarkozy aux propos anti Roms, de l’homophobie aux injures contre Christiane Taubira… les monstres veillent, investissent la moindre anfractuosité pour s’infiltrer jusque dans la tête d’une enfant : "Xénophobie et racisme (…) sont des poupées gigognes où chaque bouc émissaire en appelle un autre, dans une perdition sans fin". "Pour y échapper nous avons besoin de la tragédie. De son récit, de son alarme"
Trop souvent - Pierre Joxe excepté - la gauche a cédé au vertige sécuritaire et à la surenchère anti immigration. Et depuis trois décennies, droite et gauche confondues n’ont pas réussi a enrayer la progression de l’extrême droite. Le retour du "monstre" qui favorise une pensée de la peur et de la haine, de la force et du rejet, est durable pronostique une fois de plus Plenel, parce que les réponses exigées sont "des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes".
Cette vigilance, nourrie au feu du tragique, se refuse à une "servitude consentie". L’indignation ne suffit pas. Car ces monstres sont les nôtres, ils "sont les fruits (…) de notre époque, c’est-à-dire de nos lenteurs, de nos tergiversations et de nos pusillanimités, de notre incapacité à faire naître ce neuf dont l’avènement pourrait seul renvoyer ces monstres à nos cauchemars". Vigilance, indignation, mobilisation, responsabilité… rappellent le propos récent d’un Toumi Djaidja (La Marche pour l’Egalité. Une histoire dans l’Histoire, l’Aube 2013). Cela s’inscrit surtout dans la "trace" d’un homme, un certain Alain Plenel. Le père de l’auteur.

Mustapha Harzoune 

Edwy Plenel, Dire non, édition Don Quichotte 2014, 185 pages, 14€.