La Guyane ou la chronique d'une mondialisation migratoire
Émigrer… Immigrer… Ce processus recouvre quatre temps : quitter, franchir la limite qui qualifie l’étranger, puis entrer et, enfin, circuler. Aventure humaine aux déterminants multiples (politiques, économiques, familiaux, environnementaux), individuelle ou collective, choisie ou contrainte, elle mobilise l’ascendance et la descendance. Elle s’inscrit dans un dessein dépassant les individus dans le temps et construisant des géographies multipolarisées entre pays d’origine, d’accueil et de relais, structurées entre elles par des faisceaux de relations (commerciaux, fiduciaires, affectifs, politiques).
Ces traits communs se retrouvent dans tous les groupes d’immigrés présents en Guyane française. La Région monodépartementale porte aujourd’hui les représentations des pays riches dont résulte son attractivité (accès à l’éducation, à la santé, aux minima sociaux, à la stabilité politique), nonobstant des indices caractérisant les pays pauvres (dépendance, inégal accès à la ressource, économie informelle). Ainsi, cette Région Ultra-Périphérique (1999) est-elle confrontée à une immigration proportionnellement importante - 37 % de la population départementale dont 31 % de Surinamais, 27 % d’Haïtiens, 25 % de Brésiliens - processus comparable aux pays à Revenu National Brut élevé (Europe, Amérique du Nord). Ces mouvements, participant aux évolutions démographiques depuis trois décennies, révèlent aussi les fractures identitaires attachées aux représentations politiques de la société locale. Ils renvoient, enfin, aux stratégies de développement endogène confrontant les représentations du progrès avec la dépendance économique et l’inégal accès à la ressource issue des transferts.
Immigration et colonisation
Ainsi, du XVIIe au XVIIIe siècle, l’immigration fut mobilisée comme le levier d’une implantation géopolitique et d’une conquête territoriale.
L’expédition de Kourou de juillet 1763 à mai 1764, destinée à peupler le littoral occidental colonial, alors contesté par la colonie hollandaise, se solda par le décès de 8 500 immigrés. Puis, les bagnes, de 1852 à 1952, dont l’enclave de Saint-Laurent-du-Maroni sur la frange frontalière accueillait 5 000 détenus. Peupler pour intégrer reste une récurrence qui trouve son aboutissement lors des ruées aurifères de 1855 à 1930. En effet si le littoral utile est occupé, l’intérieur du territoire reste convoité lors des premières découvertes aurifères. C’est par l’octroi de concessions aurifères aux mineurs Antillais (St-Luciens majoritairement) que le Second Empire colonise l’intérieur, renforçant aussi une polarisation démographique dans les bourgs des estuaires, comptoir-relais entre les places et maisons commerciales. Malgré l’échec des stratégies de peuplement, ces orientations aboutiront à la matérialisation des frontières et au maillage administratif global de la colonie. Puis, sur la base d’une population considérée comme insuffisante, la décolonisation par le statut départemental en 1946 ouvre une ère où l’immigration conditionne la valorisation économique. L’apport planifié de peuplement est une condition du développement, lequel légitime l’intégration politique à la nation.
Enfin, si la décentralisation (1982) consacre l’achèvement du processus d’assimilation par l’instauration d’un pouvoir exécutif local créole, elle génère aussi une immigration non planifiée issue des pays de l’environnement régional grâce aux programmes de rattrapage structurels (construction de routes et ponts). Ces mouvements se fondent sur les filières anciennes (ruées aurifères du XIXe siècle, construction du CSG en 1965), corollaires aux crises politiques et économiques (Haïti, Surinam, Etats septentrionaux du Brésil). En termes quantitatifs, la Guyane n’est concernée que par des flux résiduels issus de ces pays (par comparaison aux mouvements vers la Hollande ou les États-Unis par exemple)
Toutefois, au regard de sa faible population, cet apport représente une proportion de 20 à 30 % d’immigrés à partir de 1985, introduisant des mutations dans la structure démographique (croissance par immigration nette, rajeunissement de la population par des taux de natalité élevés).
Inégalités sociales et économie informelle
En matière d’emploi, les trois fonctions publiques (d’Etat, Territoriale et Hospitalière) occupent 44 % des salariés, soit plus de 50 % de la masse salariale. La majorité de la population immigrée n’y a pas accès en raison de la condition de nationalité française. En outre, le développement du sous-emploi a pour conséquence la croissance d’un secteur informel, condition de survie, mais aussi et d’ascension sociale.
Ainsi se développe un entreprenariat communautaire dynamique et porteur de normes sociales différentes du droit national. Cette économie souterraine est attachée au réseau relationnel (localement connus sous le terme de "Filon") dans un contexte de repli et d’affirmation communautaire.
Ainsi, les immigrés constituent-ils la variable d’ajustement de l’économie régionale (formelle et informelle), s’adaptant aux évolutions du marché de l’emploi assujetti aux transferts métropolitains et européens. Dans un contexte de pauvreté, d’accès réduit à la ressource et de sous-emploi, l’économie informelle apparaît comme un phénomène de régulation intégrant aussi les circulations migratoires comme une ressource.
Immigration et développement : les enjeux à venir
L’apport migratoire le plus important de l’histoire guyanaise agit comme la fonction miroir des déséquilibres socio-économiques et sociopolitiques. Depuis les années 1995-2000, il cristallise une crise multiforme (identitaire, sociale, économique, politique) parfois paroxystique (1996, 1999, 2008, 2009), dont les effets se traduisent par un repli identitaire, considérant la Guyane comme un espace fermé à son environnement sud-américain en termes géopolitique et géoéconomique.
Les circulations migratoires et la dynamique des échanges projettent la Guyane dans l’espace mondial au-delà des bassins frontaliers surinamais et brésilien. Les immigrés s’inscrivent dans les ensembles diasporiques haïtiens (Haïti-USA/Canada-France Métropolitaine), chinois (USA-Hong-Kong-Chine continentale), sud-caribéens (Surinam-Hollande), andins (Pérou-Bolivie-Espagne) et africains (Togo-Bénin-Côte d’Ivoire). La prise en compte de ces mouvements émergents semble d’un intérêt majeur en matière de stratégie de développement, particulièrement en 2014, où la Région monodépartementale acquerra une autonomie institutionnelle en matière de relations économiques multilatérales.
Frédéric Piantoni, UMR 196 CePed (Paris Descartes-INED-IRD)
Les photographies qui illustrent cet article sont issues de l'exposition Migrants en Guyane. Chercher la vie. Photographies de Frédéric Piantoni présentée à la Cité du 14 février au 10 mai 2012.