L’album photographique ou la famille mise en scène
Fond Kousnetzoff
Dès le XIXe siècle, les amateurs de photographie se sont plus à mettre en scène leur vie quotidienne à travers des albums ; bien qu’elle ait fortement décliné depuis l’avènement du numérique, cette pratique persiste encore, sous une forme matérielle ou virtuelle. Portraits d’identité, portraits de groupe posés chez le photographe ou à l’école, instantanés saisis à l’occasion de réunions familiales, de vacances ou de voyages se mêlent, associés parfois à d’autres documents. Chaque album est différent, reflétant la personnalité de son auteur, organisé de façon rigoureuse ou fantaisiste. Les photographies peuvent être légendées, datées, commentées ou livrées sans aucune information. Le plus souvent, l’album ne retient que les bons moments d’une vie, ceux dont on souhaite se souvenir en feuilletant les pages, seul ou à plusieurs ; mais la mort s’y invite aussi : sous forme de portraits funéraires ou, en creux, à travers les portraits de proches dont l’absence se fait sentir quand on les regarde après leur disparition (le « ça a été » de Roland Barthes).
Dans le fond Kousnetzoff sont conservés trois albums constitués par la jeune Catherine Teslioukoff (1934-1998), future épouse de Dimitri Kousnetzoff (1928-2010). Albums de petit format achetés dans le commerce, ornés de couvertures décoratives, ils contiennent des photographies des années 1940 et 1950, qui correspondent à l’enfance et à l’adolescence de Catherine. On y trouve des portraits et de nombreuses scènes incluant ses parents, des amis, un chien, à la campagne ou en bord de mer, en forêt ou à la montagne ; une trentaine de tirages évoquent les camps de vacances du mouvement Sokol.
L’album présenté ici comprend 32 pages et 135 photographies : une vingtaine de portraits provenant de studios professionnels (dont une douzaine de portraits d’identité), 110 scènes récréatives (loisirs à la campagne, en bord de mer, en forêt), quelques monuments parisiens (Tour Eiffel, Arc de Triomphe) et quelques sujets isolés (voitures, repas de fête en intérieur). La plupart des pages sont organisées par thème, les tirages formant un carré, un cinquième au centre. Plusieurs photographies apparaissent deux fois dans l’album et deux pages seraient identiques si un tirage ne manquait pas sur l’une d’elles. Certains tirages sont jaunis, d’autres coupés ; quelques figures sont détourées. Une seule page porte une légende.
L’ensemble parle de la vie heureuse dans le pays d’accueil et non de la condition d’immigré. La jeune fille est née en France, une quinzaine d’années après l’exil de ses parents. Seuls l’image répétée du taxi, qui rappelle la profession de son père adoptif, comme celle de nombreux « Russes blancs » à Paris, et une reproduction d’icône sur l’avant-dernière page évoquent les origines slaves de la famille. Pour le reste, les loisirs à la campagne (pique-nique, baignade, canotage) ou en bord de mer (groupe sur une plage, pyramides humaines) se retrouvent dans d’innombrables albums de familles de la même époque.
Les parents et les amis sont saisis en pleine activité, en maillot de bain ou en robe d’été ; quand ils ne sont pas en train de nager ou de ramer, les corps sont à l’abandon, assis dans l’herbe pour un pique-nique, contre une meule de foin ou sur une barque ; la voiture, qui a servi au déplacement, n’est jamais loin derrière. Qu’ils soient réunis autour d’une table de fête en intérieur ou en plein air à la campagne, le groupe fait bloc, dit l’unité familiale ou les liens amicaux. S’agissant d’instantanés réalisés sans doute avec un petit Kodak et destinés à un petit cercle, les cadrages témoignent d’une grande liberté : compositions déséquilibrées, appareil au ras du sol ou vue en plongée, saisie du geste ou du corps en mouvement. L’ensemble constitue un bel exemple de la pratique photographique amateure au XXe siècle.
Hélène Bocard, conservatrice en chef du patrimoine au service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration
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