Focus on the collections

Le fonds Kousnetzoff : une famille russe en émigration

Les collections du Musée national de l’histoire de l’immigration comprennent plusieurs ensembles photographiques d’origine familiale qui permettent d’aborder la thématique migratoire à travers des trajectoires singulières. Le fonds Kousnetzoff, constitué d’albums, de tirages, de négatifs, de cartes postales et de quelques archives datant de la première moitié du XXe siècle, est un exemple représentatif de la façon dont se construit en images le récit d’une famille exilée. Réalisée par des professionnels ou par des amateurs, la photographie, qui acquiert alors une importance croissante dans la sphère familiale, permet de maintenir des liens au-delà des frontières.   

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Portrait de la famille Koustnezoff
Portrait de la famille Koustnezoff : le grand-père et les deux enfants Dimitri et Nicolas. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.186.23
© EPPPD-MNHI

Le parcours migratoire d’une famille russe dans les années 1920

Marie Nicolaïevna Stenbock-Fermor (Serebrianoïe, 1896- Paris, 1970) et Nicolas Dimitriévitch Kousnetzoff (Saint-Pétersbourg, 1888-Paris, 1951), issus de lignages aristocratiques, quittent la Russie en 1920 et font connaissance sur un navire de la Royal Navy. Ils séjournent à Constantinople, où ils se marient, puis émigrent à Berlin, principal centre de l’émigration russe blanche ; ils s’installent ensuite en Belgique avant de se fixer en France vers 1927, à Paris puis à Chatou, dans la banlieue ouest. Marie Kousnetzoff travaille comme secrétaire à l’usine Pathé (cylindres et phonographes), implantée à Chatou depuis 1898, qui vient de fusionner avec la société américaine Kodak. Plus tard, elle exercera comme traductrice et interprète pour divers organismes. Son mari, Nicolas, ancien militaire de l’Armée blanche, est devenu comptable, à la suite d’études entamées en Allemagne et poursuivies en Belgique. Leurs deux fils, Dimitri (1928-2010) et Nicolas (1932-1993), seront respectivement dessinateur industriel et informaticien dans le secteur bancaire. À une date inconnue, la famille retourne vivre à Paris. 

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Portrait en extérieur de Marie Nicolaïevna Stenbock-Fermor, épouse Kousnetzoff
Portrait en extérieur de Marie Nicolaïevna Stenbock-Fermor, épouse Kousnetzoff (1895-1970). Elle pose ici souriante, assise sur l'herbe dans un jardin, sans doute celui de la maison familiale de Chatou. La robe qu'elle porte et le modèle de chaussures nous suggèrent une datation dans les années 1940. Photographie sur papier cartonné. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.94
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Portrait de Nicolas Dimitrievitch Kousnetzoff
Portrait de Nicolas Dimitrievitch Kousnetzoff (1888-1951). Vers 1940. Photographie sur papier cartonné. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.105
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Une grande partie des photographies (négatifs et tirages isolés), vraisemblablement prises par Nicolas Kousnetzoff, donne à voir le noyau familial (le couple Kousnetzoff, leurs enfants et des proches du côté de Marie) en région parisienne ou en voyage ; d’autres sont des portraits de parents vivant hors de France (Belgique, Suisse, Afrique), envoyés par la poste. Les albums datent de la seconde génération : un cahier d’écolier retraçant le service militaire de Dimitri Kousnetzoff en Allemagne et trois albums constitués par sa future épouse, Catherine. C’est l’histoire d’une famille au sens large qui nous est restituée à travers des sources multiples, entre 1920 et les années 1950.

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Dimitri et Nicolas Kousnetzoff perchés dans des arbres.
Dimitri et Nicolas Kousnetzoff perchés dans des arbres. Négatif. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.209.01
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Portrait en buste de Léo Stenbock-Fermor
Portrait en buste de Léo Stenbock-Fermor (1902-1972), cousin germain de Marie Nicolaïevna Stenbock-Fermor, épouse Kousnetzoff (1895-1970) ; il émigra en Belgique puis au Congo belge et au Burundi. 
Photographie sur papier cartonné. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.31
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Un âge d’or de la photographie amateur

Une grande partie des photographies du fonds Kousnetzoff, et notamment les négatifs, représente Marie, son époux Nicolas et leurs deux fils. On y voit les enfants seuls, avec leur mère ou leur grand-père dans le jardin de Chatou, dans les bois environnants ou en bord de Seine, souvent accompagnés d’un chien. La tante Baba Nadia (qui avait fui la Russie avec sa nièce Marie), des cousins et d’autres personnes apparaissent de façon récurrente. Quelques portraits de groupes répondent aux codes traditionnels du genre où les personnages se tiennent bien droits, les hommes debout et les femmes assises, érigeant un véritable « mur de famille » (Anne-Marie Garat).

De nombreux clichés (négatifs) témoignent de voyages de la famille dans la vallée de la Loire ou en Allemagne, à bord d’un bateau de croisière sur le Rhin ou dans la ville de Munich, quelques années avant la seconde guerre mondiale (vers 1935 - 1938). Beaucoup de ces clichés sont flous ou surexposés, pris rapidement ou en mouvement. 

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Portrait de groupe en plein air de la famille Kousnetzoff
Portrait de groupe en plein air très probablement en bord de Seine à Chatou où le couple Kousnetzoff habitait. Vers 1935, collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.17
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Comme d’autres adeptes de la photographie à cette époque, Nicolas Kousnetzoff possédait sans doute un appareil de petit format, facilement transportable, du type de ceux que fabriquait la société Kodak. Depuis 1888, date du lancement de l’appareil qui avait révolutionné la pratique photographique en la rendant accessible au plus grand nombre, les usines de Rochester avaient élargi leur gamme d’appareils portatifs aux réglages simplifiés. Les négatifs, films souples sur celluloïd, étaient délivrés par le photographe avec les tirages dans des pochettes en papier. Les pochettes conservées témoignent de cette pratique amateure telle qu’elle a perduré jusqu’à l’avènement du numérique, mais aussi des techniques de marketing utilisées très tôt par la société Eastman Kodak et Cie, reprises ensuite par d’autres fabricants. Les dessins ou les photographies dont elles sont illustrées font référence à la scène de genre traditionnelle (jeune fille sur une balançoire) ou à l’avènement de la société de loisirs (jeux en famille au bord de la mer) ; certaines sont plus innovantes, dans l’esprit des avant-gardes artistiques. Dès la fin du XIXe siècle, la société Kodak a mis en avant la « Kodak Girl », incarnation de la femme moderne, qui n’est plus seulement modèle mais aussi photographe. Entre les deux guerres, la femme s’impose en effet sur la scène photographique, dans le milieu amateur comme dans le milieu professionnel, à l’image de cette élégante inconnue présente sur plusieurs clichés du fonds Kousnetzoff, munie d’un appareil portatif.

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Album de photographies de la famille Kousnetzoff 
Album de photographies constitué par Catherine Teslioukoff (1934-1998), qui épousa en 1957 Nicolas Dimitri Kousnetzoff (1928-2010). L'album porte sur la famille et les amis de Catherine et il semble dater des années 1930 mais les photographies qu'il contient s'étendent des années 1930 aux années 1950. La plupart relèvent de la pratique amateur, quelques-unes sont des portraits d'identité petit format et deux ou trois sont des portraits de studio. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.1

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Exercices de gymnastique dans un camp de réfugiés russes
Exercices de gymnastique dans un camp de réfugiés russes blancs de l'île de Proti, dans l'archipel des îles des Princes, au large d’Istanbul. Le camp était géré par l'URF (United Russian Funds), organisation américaine d'aide aux émigrés russes blancs. Vers 1920, tirage photographique, collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.39
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Autre élément indissociable de la pratique photographique amateur, l’album photo. Objet plus ou moins luxueux acheté dans le commerce ou confectionné de manière artisanale (le cahier de Dimitri étant un exemple extrême), il permet de matérialiser et de mettre en scène le récit familial ou plus largement la vie d’une personne. C’est le cas des trois albums constitués par Catherine Teslioukoff (1934 - 1998), future épouse de Dimitri Kousnetzoff, dont les parents exerçaient les professions de couturière et de chauffeur de taxi à Boulogne-Billancourt. 
Les photographies rassemblées par la jeune femme nous transportent dans son enfance et son adolescence : moments de loisirs partagés avec ses parents à la campagne, avec des amis à la montagne ou en forêt de Fontainebleau ; activités dans le cadre du mouvement Sokol (en savoir plus sur les sokol). Sur certaines vues figure une voiture, peut-être le taxi paternel, qui a facilité l’excursion. Les tirages sont de très petits formats, parfois découpés autour d’une figure. Ils sont regroupés le plus souvent par thème (bord de mer, voitures) ; certaines pages sont composées, d’autres sont plus négligées et le même tirage peut apparaître deux fois. Quelques rares légendes précisent le sujet et la date de prise de vue. Prises pour l’essentiel juste après la guerre (1946-1952), ces photographies montrent une société éprise de liberté, de mouvement, de nature, immortalisant des moments privilégiés en rupture avec un quotidien plus laborieux et plus modeste que celui des Kousnetzoff. 

Une famille ordinaire ?

Les photographies réalisées par les Kousnetzoff dans la sphère familiale sont d’un esprit très proche de l’ensemble de la production amateure de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre. Elles se situent à la charnière de deux époques, entre la tradition de la photographie posée et l’attrait pour la photographie instantanée qui permet d’immortaliser les jeux, les activités sportives ou le mouvement d’un chien bondissant dans la Seine. C’est aussi l’époque où l’enfant prend de plus en plus de place comme sujet photographique à part entière. Les tirages étant rarement datés, la mode vestimentaire est un indicateur précieux qui les inscrit dans une décennie ; la vogue du costume marin, le chapeau-cloche (qui fait son apparition en 1924), l’adoption de la cravate ou du nœud-papillon par les femmes dans les années 1920 ; le « bibi » et le tailleur trois-quarts portés par les femmes dans les années 1940. 

Si, d’un point de vue technique, beaucoup de ces photographies sont plutôt médiocres, certaines se distinguent néanmoins par de réelles qualités esthétiques : portraits d’enfants dans le jardin, l’oncle Léo en amateur d’art, reflets dans un miroir, effets de contre-jour, paysage sous la neige.

La condition d’exilé

Si la majeure partie des photographies du fonds Kousnetzoff racontent l’intégration de la famille en France, quelques tirages et cartes postales parlent plus précisément du parcours migratoire et de la condition d’exilé. 

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séance du comité directeur de l'American Commitee for the Education of Russian Youth in Exil
Portrait de groupe de huit personnes posant dans un intérieur autour d'une table où l'on reconnaît (2e en partant de la droite) Nadine Sergueïevna Somoff, dite Baba Nadia (1860-1940), tante de Marie Nicolaïevna Stenbock-Fermor (épouse Kousnetzoff). Il s'agit probablement d'une séance du comité directeur de l'American Commitee for the Education of Russian Youth in Exile, association fondée par Thomas Whittemore, dont elle était représentante pour toute l'Europe.
Tirage photographique. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.57
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À Constantinople, où les réfugiés russes arrivèrent en nombre pendant l’hiver 1920-1921, certains furent pris en charge par des organismes internationaux tels que la Croix-Rouge. Une photographie montre des jeunes gens faisant de la gymnastique sous les yeux de leur famille et de quelques personnalités dans un camp installé dans l’archipel des Princes. Parmi les différentes organismes, l’American Commitee for Russian Youth in Exile, fondé en 1922 à Boston par l’archéologue et byzantiniste américain Thomas Whittemore (1871-1950), avait pour vocation d’aider les étudiants russes exilés à poursuivre leurs études. La tante de Marie Kousnetzoff, dite Baba Nadia, était la représentante de cette association en Europe ; on la voit sur plusieurs photographies, entourée de ses collaborateurs, en plein travail dans un appartement transformé en bureau. Au-delà du cercle familial resserré, des portraits d’ouvriers dans l’industrie automobile, d’un ingénieur dans les mines de pétrole de Pechelbronn ou de chauffeurs de taxis témoignent de parcours et de fortunes différentes en émigration.

La culture russe en héritage

Quand elles ne parlent pas de l’ancrage dans le pays d’accueil, les photographies et les cartes postales disent de façon implicite la perte, l’éloignement et le déclassement. Loin de leur pays, issus d’un lignage ancien qui ne trouve plus sa place dans le monde moderne, les familles Kousnetzoff et Stenbock-Fermor restent attachées à leurs valeurs passées : la discipline militaire comme le culte de l’exercice physique sont à l’honneur à l’école des cadets où étaient scolarisés les deux fils Kousnetzoff, ainsi que dans le mouvement Sokol, que fréquenta Catherine Teslioukoff. 

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Portrait de groupe en extérieur d'une classe de l'école des cadets de Versailles (collège Nicolas II)
Portrait de groupe en extérieur d'une classe de l'école des cadets de Versailles (collège Nicolas II) en juin 1943 ; les garçons de la classe, en uniforme, entourent leur protectrice la grande duchesse Gabrielle de Russie. Parmi eux se trouve Nicolas Nicolaïevitch Kousnetzoff, âgé de 11 ans, fils cadet de Nicolas Dimitriévitch Kousnetzoff, scolarisé, comme son frère au corps des cadets Nicolas II de Versailles ; cette école militaire, fondée en 1930, s'inspirait des écoles de cadets russes de l'Ancien Régime et se donnait pour but de former des élites pour la reconquête de la Russie sur le communisme.
Tirage photographique. Collection du Musée national de l’histoire de l’immigration, Inv. 2019.24.68
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La correspondance est émaillée de lectures d’auteurs russes et le Théâtre d’art de Moscou, dirigé par Stanislavski, que Nicolas Kousnetzoff fréquenta dans sa jeunesse s’incarne dans la figure du comédien et metteur en scène Piotr Fiodorovitch Charov (1886-1969) qui lui envoie régulièrement son portrait, en civil ou costumé pour jouer Dostoïevski ou Gorki.  D’autres costumes renvoient à une tradition ou à une fonction : un portrait de mariée, les fêtes du Sokol, la tunique portée par le grand-père, les uniformes en tous genres (militaires, écoliers ou chauffeur de taxi).

Si de nombreux émigrés russes eurent des vies plus laborieuses, les familles Kousnetzoff et Stenbock-Fermor ont subi un déclassement social certain. Leur parcours témoigne néanmoins d’une progression économique, qui les conduit des pensions berlinoises à la maison bourgeoise dans une banlieue résidentielle de l’ouest parisien quelques années plus tard. Même si beaucoup d’aspects de leur vie restent dans l’ombre, documents écrits et figurés permettent d’en retracer les principaux jalons et quelques moments privilégiés.

 

Hélène Bocard, conservatrice en chef du patrimoine au service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration

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Album de photographies de la famille Kousnetzoff 

L’album photographique ou la famille mise en scène

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Portrait de groupe issu du fond Kousnetzoff

Les portraits de famille : l’exemple du fonds Kousnetzoff

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Exercices de gymnastique dans un camp de réfugiés russes

Le mouvement Sokol