Le fonds photographique de la Zone
La zone désigne la bande de terre non constructible large de 250 mètres qui court le long des 34 kilomètres de fortifications édifiées au milieu du XIXe siècle autour de Paris (l’enceinte Thiers) ; ces dernières sont devenues inopérantes après le conflit franco-prussien de 1870. Dès la fin du siècle, une population qui ne trouvait pas à se loger dans la capitale ou dans les communes proches s’y installa, vivant dans un habitat précaire (bois, tôle, bâches en tissu, plâtre) ou mobile (tentes, roulottes).
Le site s’organisait en îlots délimités par des ruelles, les baraques étant séparées les unes des autres par des palissades ; certaines disposaient d’une courette ou d’un jardinet. Encouragés par un décret du 13 juillet 1901 qui autorisait les constructions non pérennes sur la place-forte parisienne de la zone, ses occupants se firent de plus en plus nombreux. Véritable ville en marge de la ville, la zone devint très vite un lieu de fantasmes en tous genres, arpenté par les écrivains, les journalistes, les photographes puis les cinéastes. Georges Lacombe (1868-1916) y réalisa deux films : La Zone (1928) et Les Musiciens du ciel (1939) dont le MNHI conserve deux photogrammes. Très vite, un marché de l’immobilier se développa, ainsi que des commerces, des cafés, des ateliers d’artisans ; les rares points d’eau constituaient un autre lieu de socialité.
Reporté à plusieurs reprises, le déclassement des fortifications est voté le 19 avril 1919 ; leur démantèlement libère d’importants terrains constructibles, où alternent, du côté de Paris, la « ceinture rose » (immeubles en brique des « Habitations à bon marché » ou HBM) et la « ceinture verte » (squares, équipements sportifs, Cité universitaire). Mais les nouveaux logements s’avérant insuffisants, trop chers ou inadaptés, les zoniers résistèrent. Au recensement de 1926, la zone comptait 42 400 habitants dont 8 000 étrangers. La loi du 10 avril 1930 leur accorda un répit : rachat de l'enceinte fortifiée par la Ville de Paris à l'État pour 100 000 000 francs, maintien de la servitude non ædificandi pour raisons d'hygiène, annexion du territoire zonier à Paris, délai de 30 ans accordé à la Ville pour acheter ou exproprier les terrains. Du côté de la banlieue, la zone laissera place au boulevard périphérique, construit à partir de 1956 (inauguré en 1973). Malgré les efforts des pouvoirs publics, la zone subsista, en certains endroits, jusqu’aux années 1960.
La zone au Musée national de l'histoire de l'immigration
L’ensemble de 165 tirages acquis en 2020 par le MNHI comprend pour l’essentiel des clichés pris entre 1913 et les années 1950 par des photographes travaillant pour des agences de presse ; certains couvrent un événement (incendie, expulsion), d’autres prennent la forme d’un reportage. À l’intérieur de cet ensemble, on identifie des micro-sujets : la vie à l’ombre des fortifications (agence Rol, 1913), leur démantèlement (Meurisse, années 1920), les nouvelles constructions sorties de terre (Trampus). Mais la majeure partie rend compte des conditions de vie des zoniers entre 1913 et les années 1940 avant qu’ils soient relogés. Certaines photographies ont été repérées dans les pages de la presse nationale ou régionale, quotidienne ou hebdomadaire (L’Humanité, L’Image, Paris-Soir, Le Petit Parisien, etc.).
Les premières agences de presse
Précurseur, Eugène Atget (1857-1927) arpenta la zone entre 1900 et 1913, produisant des « documents » qu’il vendait à des artistes ou à des institutions ; le regard qu’il porte sur les chiffonniers est direct, sans artifice. Une partie de ces clichés fut intégrée à la série Paris pittoresque. À sa suite, de nombreux photographes travaillant pour les premières agences de presse françaises, créées sur le modèle anglo-saxon, rendirent compte de la vie des zoniers. En 1913, les opérateurs de l’agence Rol, fondée en 1903 par Marcel Rol, photographient les zoniers d’Ivry menacés d’expulsion suite à l’annonce du projet de démolir les fortifications. Femmes, hommes et enfants se tiennent bien droits, posant devant leur baraque ou leur roulotte, fiers de susciter l’intérêt des journalistes. Les reportages abondent, qui montrent l’habitat « en dur » ou « en mou », les ruelles boueuses, les enfants intimidés.
Le point de vue privilégié par les photographes, qui montre une ruelle en perspective bordée de palissades, perdure jusqu’aux années 1940. Les petits commerces, les pancartes, les enseignes, autant d’éléments qui contribuent à « faire ville », retiennent également l’attention des opérateurs et des éditeurs de cartes postales. Les photographes évitent tout misérabilisme, concentrés sur l’ancrage des zoniers chez eux, réticents à l’idée d’en partir. Le reportage se fait parfois bucolique, comme celui qui montre une famille déjeunant dehors à la belle saison, dans un lotissement de roulottes près de Saint-Denis (article « Ni loyer … ni concierge ! Un village de roulottes aux portes de Paris », L’Image, 1er janvier 1932).
Parmi les agences pionnières, celle fondée par Louis Meurisse (1904) s’est intéressé aux fortifications, aux zoniers mais aussi aux nouvelles constructions : sur le balcon d’un immeuble édifié en 1914 à Gentilly par André Ventre, architecte de la fondation Rothshild, pour la société Le Logis temporaire, sont regroupés les enfants d’une famille nombreuse qui vient d’y emménager. D’autres ont photographié les ensembles de HBM (la cité Louis Herz à Montrouge, 1935) ou des groupes scolaires (groupe Levassor, porte de Choisy). On est frappé par la rupture d’échelle entre les deux types de bâti ; au-delà du constraste architectural, ce sont deux époques et deux modes de vie qui s’opposent. Sur certaines photographies, les HBM jouxtent les terrains où se dressaient autrefois les fortifications, restés vides jusqu’à la construction du boulevard périphérique.
Louis Chifflot
Parmi les reportages datant de l’entre-deux-guerres, celui réalisé en 1938 par Louis Chifflot (Paris, 1895 - ?) du côté de Gentilly, se singularise. L’ensemble conservé (18 tirages) comprend des vues d’îlots, des cabanons de toilettes et trois intérieurs de baraques avec leurs habitants. Un tirage porte le cachet de Front rouge, journal communiste publié à Villejuif entre 1932 et 1939. À trois reprises, le photographe s’invite dans la sphère domestique et donne à voir, avec une grande précision, les intérieurs des baraques et leurs habitants. On est frappé par la façon dont l’espace, aussi restreint soit-il, est utilisé et chaque objet à sa place (linge suspendu, casseroles accrochées au mur, poêles en fonte pour le chauffage et la cuisine). Les murs sont tapissés de tissus et de papier journal, utilisés comme isolants. Des détails retiennent l’attention : une dînette d’enfant, un calendrier, le portrait photographique d’un militaire. Avec ce reportage, Chifflot s’inscrit dans une longue lignée de photographes qui dénoncèrent les conditions de vie des plus pauvres, dont les pionniers furent, à New-York, Jacob Riis (1849-1914) puis Lewis Hine (1874-1940) ; ou, à Glasgow, Thomas Annan (1829-1887). Plus récemment, entre les deux guerres, la caisse d’assurances maladie de Berlin initia des enquêtes sur l’habitat, accompagnées de photographies.
Les années 1940
Sous le gouvernement de Vichy, la loi du 11 octobre 1940 permet de simplifier et d’accélérer les procédures d’expropriation et d’expulsion : un simple arrêté préfectoral de réquisition, présenté au président du tribunal de première instance, devenait aussitôt exécutoire et la force armée pouvait être requise pour l’expulsion. Au 31 janvier 1944, 70% de la superficie totale de la zone était évacuée, soit 82% des habitants (6800 foyers). Les îlots sont de moins en moins peuplés mais les baraques n’ont pas changé. Des photographes travaillant sur commande pour la Ville de Paris ou l’Etat rendent compte de ces mesures et de leurs effets. En 1942, A. Cayeux photographie chaque bâtiment dont la démolition est programmée par les services techniques de topographie et d’urbanisme de la Ville de Paris (BHVP). L’album La zone et ses abords, réalisé par la direction technique de la voirie, rassemble cartes, textes, reproductions de maquettes et photographies qui évoquent ce qu’était la zone, son aménagement futur, l’éviction et le relogement des zoniers.
À la même époque, Jean et Albert Seeberger, équipés d’un Rolleifleix, sillonnent la zone entre la porte de Clignancourt et la porte de Saint-Ouen avant sa destruction programmée, répondant probablement à une commande du gouvernement de Vichy. Selon les cas, la photographie se fait outil de gestion ou instrument de propagande, mettant en images des données chiffrées et montrant l’avancement des opérations. Certains photographes publient leurs reportages dans la presse collaborationniste. C’est le cas de Franco Nicolini, fondateur avec son frère Giorgio et un autre Italien, du Studio, atelier photographique spécialisé dans le portrait et le cinéma. En 1941, Nicolini arpente la zone de Saint-Ouen : rue Vadé, il photographie l’épicerie – buvette ouverte par Maria Pavka (née Pavlik), immigrée d’origine polonaise, qui habita la zone de 1933 à 1944 avec son mari, Joseph ; pour son commerce, elle s’associa à M. Oliveira, d’origine portugaise. Plusieurs de leurs photographies accompagnent un article de Léon-Paul Fargue, « Mort de la zone », paru le 19 avril 1941 dans l’Illustration.
Parmi les agences de presse proches du gouvernement de Vichy, l’agence Fulgur photographie, en août 1940, des enfants jouant, courant ou se bagarrant, porte de la Villette. Instantanés ou mises en scène ? Ces photographies contrastent avec les portraits d’enfants réalisés au cours des années précédentes. La légende figurant au verso d’un tirage est éloquente : « sur les trottoirs exigus (là où il en existe .. !) les enfants de la « zone » jouent et courent comme s’ils étaient dans un beau square… Beaucoup de familles nombreuses vivent dans ces cités de baraquements et de roulottes malodorantes et privées d’hygiène ». Trois ans plus tard, l’agence SAFARA montre des enfants jouant dans un square récemment aménagé à côté des Puces de la porte de Clignancourt ; une scène paisible qui signe un retour à une vie presque normale, même si la guerre n’est pas terminée.
Vers une disparition complète de la zone
La mort de la zone, annoncée depuis le début des années 1940, ne sera effective qu’une vingtaine d’années plus tard, lorsqu’est construit le boulevard périphérique. En attendant, l’espace autrefois couvert de baraques est peu à peu dégagé, laissant de grands terrains vides comme ceux photographiés par A. Cayeux et Curet du côté des portes de Montreuil et de Vincennes. La vue la plus récente de l’ensemble, prise en avril 1960 par le photographe Mahé à la porte des Lilas, montre que, même dans ses marges, la ville est déjà bien acquise à la voiture.
Hélène Bocard, conservatrice en chef du patrimoine au service des collections du Musée national de l’histoire de l’immigration