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Cent seize Chinois et quelques

1941, dans les Abruzzes de l’Italie mussolinienne : l’idée de rassembler les quelques Chinois présents dans la péninsule a germé dans le crâne sûrement dérangé d’un illuminé fasciste. Entre 1941 et 1943, au plus fort de leur présence forcée, on en dénombrera 116. Enfin… environ. "116 Chinois et quelques" comme dit le titre. Difficile d’avoir des informations précises sur cet épisode oublié de la Seconde Guerre mondiale.

Il faut dire que ces immigrés, pour leur malheur, sont les ressortissants d’un pays hostile à l’allié nippon. Alors ni une ni deux, "y’a qu’à !", et on embarque tout ce qui traîne ! Les idéologies productrices de boucs émissaires ne s’embarrassent ni de fioritures ni de complexités. Ce qui valait hier pour les aînés reste vrai aujourd’hui pour les rejetons de ce siècle peut-être pas si nouveau.

Et voilà donc ces dizaines d’hommes, immigrés, marchands, aventuriers des temps modernes, venus de leur lointain Empire du milieu, retenus, confinés, bouclés en résidence surveillée dans un ancien monastère des Abruzzes du côté de Tossicia.
"Ce camp, son administration plutôt accommodante, ces prêtres qui les accueillaient étrangement, ne disaient finalement rien tant que le piège imbécile de ces vies ici."
La performance de ce premier roman tient à la langue et l’atmosphère crée par l’auteur : tout y est comme suspendu, une éclipse dans le temps provoquée par l’absurdité d’une décision. Les conditions de détention ne sont pas des plus dures, les Chinois peuvent aller et venir dans un périmètre circonscrit, croiser les villageois, être réquisitionner pour les aider dans les travaux des champs... Et pourtant, avec doigté, Thomas Heams-Ogus montre la fragilité de ces prisonniers, la négation de leur humanité, l’exclusion de la communauté des hommes que ce drôle d’internement, "ce piège imbécile", induit.
La détention est rythmée par l’épisode des conversions, le regard impuissant et bienveillant des villageois, le transfert le 16 mai 1942 du camp de Tossicia à celui d’Isola ou cet effleurement, ce lien silencieux entre une villageoise et un Chinois, faible et à terre, "l’inverse exact des hommes que le régime exaltait". "La moitié perdue du monde des hommes" écrit Thomas Heams-Ogus.

Quelques uns, en 1943, s’évaderont, iront rejoindre les maquisards. Les autres seront transférés plus au nord, par les Allemands cette fois. La trace de ces Chinois se perdra dans la dispersion, les silences de l’Histoire et l’indifférence des hommes.
La phrase est courte, sobre, chaque mot est pesé. Pas de place ici pour les boursouflures sentimentalo-compationnelles. Et pourtant Thomas Heams-Ogus offre un récit extrêmement sensible et méticuleux des sentiments intérieurs et de la détresse des internés. Il plonge dans les corps et dans les têtes de ces Chinois, manifestant une profonde empathie. Thomas Heams-Ogus, qui n’est pas historien mais biologiste, a voulu tirer ces hommes de l’oubli. Il donne leur nom à la fin du roman. Un livre qui parle de l’absurdité, du rejet et de la négation de l’autre, de l’indifférence. Un livre d’actualité.

Mustapha Harzoune

Thomas Heams-Ogus, Cent seize Chinois et quelques, édition du Seuil, 2010.
Voir la présentation de l'ouvrage sur le site web de l'éditeur