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Le Dérèglement du monde

Et les musulmans par-ci, et les musulmans par-là. Et les immigrés irréguliers par-ci, et les immigrés légaux par-là. Et patati ! et patata ! Et allez qu’à chaque fois depuis des années, je te rajoute une couche dans l’exclusion, la suspicion, l’opprobre. A ce jeu tout devient possible. Le pire surtout. Et les "plus jamais ça" mémoriels des pièges à gogo. On se prépare des jours bien sombres

Il ne s’agit nullement là d’une posture de gloriole ou de provoc façon arrogance à la sauce beur ou black de banlieues en mal de reconnaissance. Non ! Non ! C’est Maalouf qui parle. Notre Goncourt 1993, gloire internationale des lettres françaises. Enfin presque. Car Le Dérèglement du monde c’est aussi çà : des pays occidentaux qui méprisent leurs citoyens, du moins ceux venus d’ailleurs. L’arrogance ne sévit pas qu’en banlieue tout de même ! Et si l’on en doute, il faut relire Les Invités d’Assouline. "Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son plus grave problème."
Voilà qui est mieux dit, non ? Le Dérèglement du monde c’est ceci : "(…) un monde où les appartenances sont exacerbées, notamment celles qui relèvent de la religion ; où la coexistence entre les différentes communautés humaines est, de ce fait, chaque jour un peu plus difficile ; et où la démocratie est constamment à la merci des surenchères identitaires."
Ce monde déréglé par les communautarismes et les replis sur soi, l’est tout autant par l’absence de "légitimité" dans le monde arabe (la première édition date de 2009, chez Grasset, autrement dit avant les fragrances du jasmin tunisien…) et par la perte de "légitimité" de l’Occident, obligé aujourd’hui de jouer des biscoteaux un peu partout sur la planète. Si les dérèglements sont locaux, leurs effets, eux, sont planétaires. Il suffit d’une poussée de fièvre à l’autre bout du globe, pour qu’on se mette à greloter dans son lit. Pour l’auteur des Identités meurtrières, il faut partir d’un fait, une évidence à l’heure où la radioactivité, les virus, les capitaux, les marchandises, les hommes et les identités se baguenaudent allègrement à la surface du globe, au nez soupçonneux et à la moustache frétillante de la maréchaussée douanière : le monde est un, global, partagé et unique. Alors, nous dit Amin Maalouf, il serait temps non seulement de penser "globalement" mais aussi d’agir "globalement" en imaginant "une sorte de gouvernement global".
Mais attention, dans le respect de tous et de chacun. Il faut alors et aussi dépasser ses petites mesquineries et ses grandes peurs, admettre que les civilisations sont allez au bout de leur bout, et qu’au bout de ce bout, c’est le vide pour tous ! Alors que l’Occident en rabatte de sa morgue et de sa suffisance, renvoyant (enfermant) l’autre – et ici l’Arabe – à une improbable différence culturelle et surtout religieuse (il y a un trop plein de religion nous dit Maalouf, du moins ici, en Occident). Que le monde arabe corrige "l’indigence de sa conscience morale", qu’il "s’introspecte" et fasse un grand ménage (de printemps, s’entend…). Des décennies d’illégitimité satrapique ou révolutionnaire ont laissé des toiles d’araignées dans les constitutions nationales et dans les consciences de chacun.
Pour sortir de ce "dérèglement", "par le haut" dixit l’auteur, il faut recourir à… la culture. Voilà qui mettra sans doute du baume au cœur des lycéens imprudemment engagés en filière littéraire et des étudiants qui perdent leur temps à faire des langues, de la littérature et autres matières insignifiantes du genre philo, histoire, psy quelque chose et autres langues dites "mortes" au lieu d’être utiles à leur pays et à leur économie : des finances jeune homme ! de l’éco ! et plutôt de la micro que de la macro ; des mathématiques jeune dame ! De la tenue, de la rigueur… de l’utilitarisme carnassier à vocation citoyenne et bourgeoise. Il ne s’agit pas d’opposer quoi que ce soit à quoi que ce soit d’autre, mais voilà, notre Goncourt national, redore le blason de la culture, des langues et des littératures pour allez vers l’Autre et s’imprégner de son "intimité" : "Sortir par le haut" du "dérèglement" "exige d’adopter une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture". La culture "peut nous aider à gérer la diversité humaine", aider à se connaître les uns les autres, "intimement" et "l’intimité d’un peuple c’est sa littérature". Ici, "l’intimité" à la sauce Maalouf a peut-être à voir avec la "connivence" façon François Jullien…
Dans ce fatras planétaire aux retombées de proximité, la culture tiendrait donc le premier rôle pour éviter de sombrer ensemble. Et les immigrés du monde entier seraient, une fois de plus les OS, obscurs mais diligents, du salut général. C’est dire si l’attitude des pays européens à leur égard est une "question cruciale". Que l’on cesse alors de les renvoyer à une religion ou une appartenance exclusive. Comme Driss Chraïbi ou Ying Chen avant lui, Amin Maalouf demande au contraire que chacun s’enrichisse de l’individualité de l’autre, émancipé de tout communautarisme. Alors les immigrés du monde entier, et de France, pourront jouer ce rôle indispensable d’ "intermédiaire". Et non celui de boucs émissaires.

Mustapha Harzoune

Amin Maalouf, Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010, 320 pages.