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L’Art français de la guerre

Alexis Jenni donc ! Premier roman publié pour ce prof de SVT. Premier roman et Goncourt à la clef. Pour un coup gagnant, c’est un coup gagnant. Et toc ! donc pour ce pavé, dense, souvent percutant, parfois brutal, sans concessions, au style ondoyant dans lequel viennent s’enchâsser d’heureuses ritournelles.

C’est un mille feuilles ou plutôt un plat de lasagnes que sert ici le cuistot devenu du jour au  lendemain  chef étoilé es  littérature : il alterne les couches d’Histoire et les couches d’actualité. Le rouge sang d’une "guerre de vingt ans" - de la Libération aux guerres coloniales - imprègne le spongieux des pâtes d’une modernité pâlotte et souffreteuse.
L’Art français de la guerre parle d’un temps qui intéresse, d’abord et avant tout, les moins de vingt ans et leur devenir immédiat et non les anciens combattants ou les nostalgiques de l’Algérie de papa. Car "la situation en France est plutôt tendue", "une étincelle et tout brûle". Alors ! à ces 632 pages on peut pardonner quelques descriptions soporatives (mais c’est là affaire de goût), car Alexis Jenni n'écrit pas pour rien dire et c’est armé d’un implacable bistouri qu’il incise au cœur du mal français.
On a souvent fait de L’Art français de la guerre le livre des aventures coloniales et des mémoires victimaires - chacun à son petit cahier de devoir de mémoire pour gagner son "droit à la violence légitime" et tout le monde meurt "à petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble"… Il l’est. Mais il est plus impérativement le livre de la société française contemporaine, tourneboulée par "la pourriture coloniale" et le cul-de-sac du "fantasme de la violence". Le sujet est là : l’art français de la guerre ne revient aux colonies que pour mieux approcher nos modernes banlieues et les méthodes de "maintien de l’ordre". Disons le crûment et rapidement : aux impasses de la force, hier dans les colonies, aujourd’hui dans les banlieues, Jenni préfère (et recommande) les promesses du désir. On pourrait refourguer ici un vieux slogan : "Faites l’amour, pas la guerre". "Tout pourrait se régler par le sexe. Le sexe, en trois générations, flouterait les visages, emmêlerait les parentés, ne laisserait que la langue intacte, mais on préfère les armes." Ou les voiles : "Si l’amour n’est pas possible entre nous, que reste-t-il ? L’autre voilé d’un sac noir privatise un peu de l’espace de la rue. (…) Avec celui qui ne laisse rien paraître, je ne peux avoir que des rapports raisonnables, et rien n’est plus erratique que la raison. Que nous reste-t-il, si nous ne pouvons nous désirer, au moins du regard ? La violence ?". Pourtant, déjà dans les jardins d’enfants, les gamins des cités "sont le ciment qui prolifère et répare de lui-même la maison commune toute fissurée. Ce n’est pas la bonne teinte. Et bien disons que l’on repeint la maison. (…) En quoi me ressemblent-ils, ces enfants noirs et bruns (...) ? En quoi me ressemblent-ils ceux-là qui sont mon avenir à moi (…) ? En rien visiblement, mais nous avons bu au même lait de la langue. Nous sommes frères de langue (…)".

Autour d’un sujet qui court comme une ligne directrice du début à la fin de l’ouvrage gravitent, entre réflexions et observations, des passages sur des sujets divers et nombreux. En quelques lignes ou pages, Jenni trousse le tableau des violences sociales, la gestion inhumaine des ressources humaines dans l’entreprise au libéralisme débridée, l’obit rituel des hypermarchés où le consommateur célèbre sa propre mort, il verse quelques pincées d’ethnographie ou d’urbanisme et éparpille ses considérations sur l’art du dessin et sur "le seul pays" qui soit, la langue française empuantie "d’étrons"… Dans une ambiance empreinte de taoïsme, Alexis Jenni revisite Les Visiteurs du soir, Le Vieux fusil ou La Bataille d’Alger et relit le Conte du Graal, l’Iliade et l’Odyssée ou L’Etranger de  Camus  (avec  quelle  pertinence !).
Le roman regorge de qualités : expressivité des situations et des personnages, expressivité aussi des émotions (l’attente, la peur, l’amour, la solitude, l’hostilité, sourde ou brutale…), justesse des dialogues et multiplication des scènes fortes, intendances, suggestives : dans une gargote vietnamienne ou dans un hôpital de campagne, à Porquigny village martyre ou dans la forêt du Tonkin, à l’intérieur d’une pharmacie prudemment cadenassée ou autour d’un fatal gueuleton de tripaillons dégotés chez un boucher chinois, de crêtes de coq chez un Africain et de têtes de mouton chez un Kabyle… On se demande comment l’auteur a travaillé ? Quels documentations ou témoignages il a rassemblé ? A-t-il inventé telle ou telles scènes… ?

La guerre est racontée par un vieil homme, Victorien Salagnon professeur en peinture du narrateur. Ce dernier, "classe moyenne éduquée, volontairement aveugle aux différences", consigne par écrit les souvenirs et les propos de Salagnon et alternent ces propres réflexions et la recension de son quotidien. Nous sommes à Lyon. Il vient de se faire licencier, il connaît les affres du chômage, du divorce et de la solitude. C’est par hasard qu’il est tombé sur Salagnon, l’ancien résistant rescapé du bourbier indochinois et du drame algérien. Une fois par semaine, le jeune homme s’en va rejoindre son aîné du côté de Voracieux-les-Bredins, "la porte de service de l’agglomération".
Dans le pavillon "à la décoration affreuse", il croise Eurydice, l’épouse. Pour ne pas la perdre et vivre en paix, Salagnon ne doit pas se retourner sur leur passé commun. L’oubli est préférable à la mémoire. Il y rencontre aussi Mariani, l’ancien compagnon d’armes, depuis les forêts du Vietnam jusqu’au djebel algérien en passant par une villa des hauteurs d’Alger où la gégène remplaçait la mitraillette. Mariani est un survivant, le seul, mais lui reste "obsédé par la race".
"La force et la ressemblance sont deux idées stupides d’une incroyable rémanence ; on n’arrive pas à s’en défaire". La race, comme principe organisateur, l’alpha et l’oméga du maintien de l’ordre, revient en force sous forme de ressemblances (confondues avec l’identité), de frontières, de classement ou encore de "voiles noires". "Oh, ça recommence ! (…) La pourriture coloniale nous infecte, elle nous ronge, elle revient à la surface". Pourtant, s’il fallait tirer une leçon de ce fatras mémoriel, c’est bien l’expérience de l’échec programmé : "Nous avons brutalisé tout le monde ; nous en avons tué beaucoup ; et nous avons perdu les guerres. Toutes. Nous". "L’art de la guerre ne change pas". Au fond, la torture "n’est pas le pire que nous ayons fait dit Salagnon. (…) Nous avons manqué à l’humanité. Nous l’avons séparée alors qu’elle n’a aucune raison de l’être".
Comme le fit, en son temps, De Gaulle, "le plus grand menteur de tous les temps", le "romancier génial", il faut à la France une nouvelle fiction pour faire en sorte d’être "heureux de vivre ensemble". "Il faut réécrire, maintenant, il faut agrandir le passé. A quoi bon remâcher quelques saisons des années quarante ? A quoi rime cette identité nationale catholique, cette identité de petites villes le dimanche ? A rien, plus rien, tout à disparu ; il faut agrandir". Sinon gare ! prévient Alexis Jenni.

Mustapha Harzoune

Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Gallimard 2011, 632 pages, 21€.