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Tunisie, Le pays sans bruit

Et si l’on revenait sur ce Printemps arabe à l’heure où les Tunisiens ont élu une Constituante dominée par les représentants du parti Ennahda, dispensateur (à Dieu ne plaise) de la bonne parole à des ouailles oublieuses. Oublieuses ? Peut-être mais (re)devenues "sujet politique" armé d’une exigence citoyenne et démocratique et à qui, conscient des incertitudes du jeu politique, on ne la fera peut-être pas. Là n’est qu’en partie le sujet du livre de Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l’EHESS, qui revient sur la révolution tunisienne pour interroger l’"aveuglement" de la France à ce qui s’est passé dans ce petit pays à l’origine de grands bouleversements.

Dakhlia scrute le regard hexagonal. Un regard forgé par plusieurs siècles de relations entre l’Occident et l’Orient, entre la France et ses colonies, entre la Ve République et ce pays qui a accédé à l’indépendance en 1956 et qui, jusqu’à un certain 14 janvier 2011, n’aura connu que les joies de la dictature, version Bourguiba puis Ben Ali. Dictature, dont, ici en France, les dirigeants, tous les dirigeants, se sont allègrement accommodés avec plus ou moins d’élégance, avec plus ou moins de cynisme. La peur de l’islamisme n’explique pas tout.
Jocelyne Dakhlia montre qu’en Europe, depuis l’antiquité grecque, la démocratie serait à l’Occident ce que le despotisme serait à l’Orient, qu’il soit perse ou arabe. Par atavisme culturel ou paresse de l’intelligence, ce schéma a enfermé la Tunisie dans une seule et unique alternative, un "modèle binaire" : la dictature mafieuse à la Ben Ali ou la dictature rigoriste des islamistes. Entre ces deux versions point de salut et surtout pas du côté des démocrates et autres laïcs tunisiens, éliminés dans les années 60-70 par un Bourguiba chouchou de la doxa occidentale puis persécutés et relégués au rang de "malades" par un Ben Ali chouchou d’une classe politique, économique et commerciale qui a contribué à faire de ce pays "une sorte d’arrière-cour de la France, et de l’Europe, extension récréative, thalassothérapique, et industrielle".
La "pourriture coloniale" (Alexis Jenni) gangrènerait-elle encore les esprits, ici, en France, pour avoir des décennies durant vue dans la Tunisie – et au delà – "un pays presque sans histoire", une société figée pour l’éternité, sans luttes, sans diversité, sans aspirations autre que celle qui consiste à se satisfaire, par nature, par essence, d’un despotisme ontologique ? On aimait la Tunisie comme on aimait sa nounou arabe ! D’où sans doute le "scepticisme", l’"incrédulité", les "résistances" qui accueillirent les premiers pas de la jeune révolution. Le "choc des civilisation" commence dans les têtes qui renvoie l’autre à une différence rédhibitoire au point de détourner le regard devant le spectacle de l’indignité et ce au mépris de ces propres valeurs. Et surtout de ses propres intérêts. Ainsi, la meilleure façon de "contrôler" l’immigration ici en France, ne serait-ce pas d’aider les peuples à vivre en paix et dignement chez eux ? Comme tout un chacun !
Jocelyne Dakhlia dévoile un héritage, un impensé, un angle mort qui au fond détermine, conditionne tous nos rapports avec l’Autre, réel ou imaginaire, lointain ou à la périphérie de nos centres urbains. Les Tunisiens n’ont pas seulement chasser le dictateur et abattu son régime, ils sont aussi sortis de cet enfermement dans lequel, en Occident, par ignorance ou mépris, on les confinait, un orientalisme d’un autre âge, un exotisme de pacotille au relent de jasmin, de thé à la menthe et autres gesticulations abdominales émoustillantes. "Les mots d’ordre scandés dans les manifestations, "dignité", "liberté", font de toute façon référence, en Tunisie, mais aussi en Algérie, en Syrie ou en Libye, à des valeurs universelles et non pas à des systèmes particuliers."
En réintégrant ce que J. Dakhlia nomme la "commune humanité politique", les Tunisiens nous rappellent à l’ordre. Il faudra construire un nouveau partenariat entre le Nord et le Sud, repenser la notion d’universalisme, substituer dans les relations l’égalité à la verticalité, cesser de croire, au nom d’un prétendu retard et d’une téléologie introuvable, que le rapport ne peut-être que mimétique, en finir avec les pseudos relativismes culturels qui enferment, excluent, rejettent…
Il faut que la France sorte "des schémas obsolètes" vient de dire Moncef Marzouki, le nouveau président de la Tunisie (le Figaro du 13 décembre) : "Nos amis français doivent s'adapter à la nouvelle donne. Ils n'ont plus affaire à des malfrats et doivent comprendre que nous ne sommes plus des clients, mais des partenaires. La Françafrique ne passera plus par la Tunisie."
Pour comprendre ces évolutions en cours et pour préparer celles à venir, le petit livre de Jocelyne Dakhlia, brillant, efficace, écrit sans animosité ni amertume, est un outil indispensable.

Mustapha Harzoune

Jocelyne Dakhlia, Tunisie, Le pays sans bruit, éd. Actes Sud, 2011, 119 pages, 15€.