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481-888, La France avant la France

C’est à une vaste entreprise que les éditions Belin se sont attelées : rassembler en treize volumes l’histoire de France depuis 481 - où la France n’était pas encore la France mais où commence à se construire le “royaume des Francs” - jusqu’en 2005 et “les temps présents”. Cette collection est dirigée par Joël Cornette avec Jean-Louis Biget et Henry Rousso. Ce premier et magnifique volume, intitulé La France avant la France, s’ouvre en 481 et se referme en 888. Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux, en sont les maîtres d’œuvre, leur texte est illustré d’une riche et édifiante iconographie

L’objectif est de recomposer une longue chaîne historique d’événements, de personnages et les évolutions, les bifurcations, les succès ou les vicissitudes constitutifs de cet espace d’abord incertain qui, au fil des siècles, finira par devenir la France. Le lecteur est immergé dans le bouillon tumultueux des origines, dans l’embrouillamini des guerres franques, des luttes intestines d’une aristocratie en voie de constitution, des multiples traités et autres partages des empires mérovingiens puis carolingiens entre des héritiers ballotés par les principes dynastiques et les rivalités aristocratiques, des liens et des conflits d’influence (et d’intérêt) entre Rome et la royauté franque. Défilent l’histoire du christianisme, de l’urbanisation, des constructions spatiales et politiques, l’histoire économique et sociale, l’analyse des mécanismes où se mêlent et s’interpénètrent les traditions, les hommes et les valeurs appartenant aux sphères gallo-romaine, germanique et chrétienne.
La France fut une construction, une lente construction. Les transformations à l’œuvre dès le IVe siècle se font sur le mode de la progressivité et non sur celui de la rupture, comme on pouvait l’enseigner dans le passé. Les peuples qui écrivent l’histoire et fondent le devenir collectif de cet espace en formation sont loin d’être homogènes, tant sur le plan ethnique que culturel. Les identités elles-mêmes ne correspondent à aucune réalité ethnique, elles sont, elles aussi, une construction, une lente construction dont le syncrétisme (romain, gaulois, franque…) et le jeu des circonstances agissent comme de puissants moteurs. C’est en 407, qu’”une centaine de milliers” de Germains profitent de la glace qui recouvre le Rhin pour pénétrer en Gaule, peut-être peuplée alors de cinq millions d’habitants pour onze tribus. Les auteurs évoquent l’idée de “migrations” plutôt que d’”invasions barbares”. Cette migration arrive après une acculturation de ces Germains aux Romains, commencée dès le IVe siècle, notamment dans le cadre de l’armée romaine, cette “grande brasseuse d’élites”. “Non sans brutalités”, une Gaule nouvelle est en préparation, elle sera le “creuset de nouvelles identités politiques : les royaumes romano-barbares des Wisigoths, des Burgondes et des Francs”.
Dans ce bouillon mijotent “ethnogenèse”, syncrétismes identitaires et linguistiques épicés de traditions et de pratiques romaines, gauloises et germaniques. A partir du IXe siècle, d’abord menaçants, quelques Vikings ou Normands (“hommes venus du Nord”) viendront se mêler. Dans ce méli-mélo des origines, dans cette longue et patiente gestation d’un peuple de France nourri d’une diversité originelle, quid d’ailleurs des “Sarrasins” ? Ils sont évoqués ici notamment à travers la fameuse Bataille de Poitiers et une union mixte (avant l’heure) aux conséquences fâcheuses, qui déplut aussi bien aux chrétiens qu’aux mahométans…
L’histoire, ici présentée, se veut “plurielle”, c’est-à-dire “ouverte aux débats” et les derniers chapitres invitent le lecteur à pénétrer les cuisines du “métier d’historien”, et comment, riche des récentes découvertes archéologiques et d’une réinterprétation des sources écrites, “participer à la construction de l’histoire”. Comme le rappelle, Joël Cornette dans la préface : “écrire l’histoire n’est jamais une activité neutre”. L’ouvrage, montre en quoi l’écriture de l’histoire à un moment donné contribue à satisfaire (ou non) les besoins et desiderata des contemporains. Voir à ce propos les aléas de la postérité mérovingienne, la mémoire de la Bataille de Poitiers ou les fables autour de la défaite de Roland à Roncevaux.
Comme l’avait montré David Bitterling(1) avec la constitution du “pré-carré” au XVIe et XVIIe siècle, le “naturel” n’intervient que peu ou pas dans la construction de l’espace national. Le Traité de Verdun d’août 843, qui voit se dessiner le tracé des “frontières” de la France médiévale, n’entérine aucune communauté culturelle ou linguistique déjà constituée. “En réalité, ainsi que l’avait bien vu déjà Fustel de Coulanges, le partage ne fut pas fait pour les peuples, mais pour les 'vassaux', c’est à dire par et pour l’aristocratie impériale (…). C’est donc le regroupement des clientèles aristocratiques autour de chacun des rois carolingiens qui est le principal responsable de la ligne de partage entre les royaumes”.
Il n’y aurait pas non plus d’autochtonie originelle, racée et racinée comme dirait Marcel Detienne, dont pourraient se prévaloir quelques happy few membres d’un club très fermé d’une aristocratie féodale hier, ou nationale aujourd’hui. Il faudrait, comme l’Abbé Sieyès en 1789, “renvoyer dans les forêts de Franconie toutes les familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à des droits de conquête”. Ou alors, comme un Gide sans racines, “prendre le parti de voyager”. Mais peut-être tirons nous un peu trop l’historien par la manche…

Mustapha Harzoune
 

Geneviève Bührer-Thierry, Charles Mériaux, 481-888, La France avant la France, éditions Belin 2011, Collection Histoire de France (dirigée par Joël Cornette), 688 pages, 36 euros

1 - David Bitterling, L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien régime. Éd. Albin Michel, 2009, 265 pages, 22 euros.