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La Dernière nuit de l’Emir

Abdelkader Djemaï est non seulement le compatriote de l’émir Abdelkader, il est également originaire de la même région, l’Oranie. Comme lui, il a connu l’exil. Un exil imprévu, contraint. Comme lui il est sans doute épris de paix et d’universalité. A coup sûr, il est tout aussi assoiffé de connaissances, passionné de culture, amateur de livres, curieux de découvertes et féru d’études. L’émir avait de quoi hanter l’écrivain.

La bienveillante tendresse de cette évocation tient autant à ces similitudes qu’au caractère exceptionnel, hors du commun, du personnage historique. L’émir était doué aussi bien pour la guerre que pour la paix. Homme de tradition et de religion, adepte de la mystique, marqué par l’enseignement d’Ibn Arabi, il était tout autant un modernisateur attaché notamment à la construction d’un Etat moderne. Figure nationale de la résistance à la pénétration coloniale française, il sut aussi séduire ses ennemis au point de se voir gratifier de nombreuses médailles et décorations. Le résistant d’hier su rester fidèle à la parole donnée et donc à la France. Mais avant, il y eut la guerre. Il y eut l’exil.
En 1847, Abdelkader et le reliquat de sa smala sont les premiers exilés algériens à débarquer en France. Ils sont 97. Toutes choses égales par ailleurs, et si l’on osait : ils ouvrent le bal ! A tout le moins le chemin. Contraints et forcés certes, mais ces 15 garçons et filles, ces 21 femmes et 61 hommes offrent aux Français de France la première occasion de découvrir cet Autre appelé, plus d’un siècle plus tard et après moult vicissitudes, à devenir une part d’eux-mêmes. La France avait promis d’expédier l’émir en terre d’islam du côté d’Alexandrie ou d’Acre. Elle n’en fit rien. Trahissant sa parole, elle le retint prisonnier durant cinq ans.
Abdelkader Djemaï écrit dans une prose léchée, mitonnée à souhait pour extraire le suc de deux décennies (1832-1852) d’un épisode tumultueux et fondateur et distiller la quintessence d’une documentation conséquente et diversifiée. En prime, il musarde, attentif non seulement aux bruits de l’histoire mais aussi aux résonnances artistiques et littéraires. Ainsi, s’invite t-il tour à tour chez Horace Vernet, Baudelaire ou Théophile Gautier, Victor Hugo ou Rimbaud. Tout cela tient en quelques 150 pages ! En une nuit. Celle du départ. Djemaï reste fidèle à lui-même.
Pour ce portrait, il revient sur la pénétration coloniale et la résistance de l’émir, la guerre et ses horreurs, le sang et les larmes, les divisions et les trahisons. Il rappelle la violence de l’armada française, la férocité de tel ou tel officier, à commencer par le maréchal Bugeaud ou le général de Saint-Arnaud qui déclarait : "je brûlerai tout et je les tuerai tous". Cela n’empêcha pas le projet colonial de patiner et Jules Ferry de défendre la mission civilisatrice de la France.
L’originalité de cet opuscule est ailleurs. Elle semble se nicher dans une suggestion davantage que dans une démonstration. Dans la subtilité des mots et des images plutôt que dans la lourdeur des concepts. Cette geste de l’émir ne renfermerait-elle pas une parabole de l’immigration algérienne avec son lot d’exil forcé, de mise en quarantaine et de réclusion, d’hostilité et, in fine, d’acceptation ? Jusqu’à partager le repos éternel à l’image de ces 22 Algériens, dont M’Barka, l’une des épouses de l’émir, ses deux fils et l’un de ses frère, qui reposent au château d’Amboise, dans un "Jardin de l’Orient". Il est d’ailleurs difficile de ne pas entendre dans certaines phrases de l’auteur, l’écho d’un autre exil, celui des Algériens des années 90 : "Ils [les prisonniers] entraient en exil par hasard, par accident, par nécessité. Ils pénétraient aussi dans un autre temps, celui que menacent l’oubli, le reniement, les surenchères ou la haine, un os que les chiens ne cessent de ronger. Bachir el-Wahrani dit qu’ils avaient agi pour que l’on se souvienne non pas de leurs noms, mais de celui de leur pays. Un pays qu’ils quittaient ce soir-là, définitivement, mais qui habiterait à jamais leur cœur et leur esprit".
Le biographe montre la modernité de son modèle notamment pour son "respect des droits de l’humanité". Sur les questions identitaires, il rappelle cet enseignement essentiel à l’heure où le sujet affole quelques contemporains : "Respectueux de l’autre, le fils de Mahieddine disait qu’il ne faut jamais demander l’origine d’un homme ; pour savoir qui il est, il faut plutôt interroger sa vie, son courage et ses qualités". Et que dire de ce primat accorder à la connaissance sur la guerre : "La science est l’arme suprême, le sabre n’étant jamais que l’instrument de ceux qui ont renoncé à régner par l’esprit". Il suffirait d’y ajouter un peu d’amour et cela finirait de combler Alexis Jenni et son Art français de la guerre (Gallimard 2012).

Mustapha Harzoune

Abdelkader Djemaï, La Dernière nuit de l’Emir, Seuil, 2012, 155 pages, 15€.