La conscience métisse
Le philosophe Daryush Shayegan n’est pas un inconnu. Iranien, il a fait ses études en France ; indianiste, spécialisé en philosophie comparée et dans l’étude des civilisations, ce professeur d’université, à cheval entre Paris et Téhéran, ne cesse depuis des années de dresser des passerelles entre les peuples et les cultures, d’aider ses contemporains, du Nord comme du Sud, à mieux comprendre et à mieux vivre des temps marqués par la "fragmentation", "l’interconnectivité", les espaces de rencontres et les réseaux, "l’entre-deux" défini comme un "passage interstitiel entre les identités fixes qui ouvre la possibilité d’hybridité culturelle".
Daryush Shayegan appartient à cette flopée de penseurs (Edouard Glissant, Serge Gruzinski, Jean Loup Amselle, Nicole Lapierre, François Jullien…) qui, par delà leurs différences d’approches et de concepts, n’en portent pas moins le souci de dire et d’aider à construire "un nouvel imaginaire pour arriver à vivre en commun et en paix dans ce monde" (Edwy Plenel, La Découverte du monde, Stock, 2002).
Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La lumière vient de l'Occident (L’Aube, 2001), Les Illusions de l’identité (Félin, 1992), Hindouisme et soufisme (Albin Michel, 1997) Schizophrénie culturelle (Albin Michel, 2008). Il a publié cette année La Conscience métisse, qui réunit une dizaine de textes déjà parus, ici parfois actualisés, suivis de trois entretiens et d’une préface inédite intitulée L’éveil du monde arabe consacré à l’irruption des peuples sur la scène politique arabe.
Cet "éveil du monde arabe" traduirait à la fois les "durcissements", religieux et/ou nationalistes, mais, dans le même temps, l’émergence "des identités plurielles et multiples qui préparent le terrain à toutes sortes de métissages intéressants et féconds". Si Daryush Shayegan remarque chez les manifestants l’absence de leader auto proclamé, une auto organisation "sans commandement, sans ordre hiérarchique", il pointe surtout une "absence de ressentiment contre ceci ou contre cela comme si on voulait briser le cercle vicieux échec-humiliation-ressentiment ". Or, cette attitude signe l’un des fondements de la "conscience métisse" qui pose que "dialoguer dans la perspective de la diversité culturelle, exige des précautions à commencer par éviter les excès de ressentiment, les discours "anti", la recherche de boucs émissaires".
Ainsi, cette "conscience métisse" ne peut se réduire à quelques acrobaties intellectuelles (ici de hautes volées) ou jongleries de concepts et de cultures dans des sphères lointaines qui laisseraient le vulgum pecus métissé du Sud comme du Nord, penaud, les bras ballants, dubitatif et seul face à ses doutes, ses imbroglios ou sa schizophrénie née justement d’une identité et d’une vision du monde pluridimensionnelles ou "polymorphes". Comme l’écrit Darius Shayegan "un homme qui cumule ces mondes hétérogènes doit disposer d’un clavier de décodage, d’une boîte à outils qu’on arrive à apprivoiser sa schizophrénie et ses contradictions, à montrer enfin distinctement la palette somptueuse de ces différentes sensibilités, riches en sève immémoriale, et, ce qui est encore plus crucial, à vivre simultanément et sereinement des mondes antithétiques, historiquement non contemporains. Cela est un avantage indéniable pour celui qui sait en profiter et qui s’est débarrassé de ses complexes et tabous ataviques. Mais pour pouvoir recourir à cette méthode, qui relève un peu de l’acrobatie mentale, il faut savoir sortir de son orbite culturelle, prendre du recul à l’égard de ses propres coordonnées métaphysiques, scruter ces croisements ludiques des regards par le truchement de son identité moderne". De sorte que la conscience métisse ne peut se complaire dans l’art pour l’art, le dire sans souci du faire, elle doit être praxis, art de vivre, une pratique (ce qu’elle est déjà et d’abord, ou devrait être, pour ces individus et ces peuples placés justement à l’interstice des mondes et des cultures).
Daryush Shayegan donne, ici ou là, quelques éléments de cette fonction. A la nécessité d’éviter les excès de ressentiment, il ajoute que la diversité culturelle exige que "les rapports entre les êtres et les cultures ne sont pas monologiques mais dialogiques" ; que le dialogue qui se noue dans les zones d’échange et d’hybridation et qui donne naissance à des "identités multiples, frontalières et des métissages inouïs" "annonce un phénomène nouveau : le bricolage, l’art combinatoire des relations multiples à tous les niveaux et le jeu des miroirs croisés" ; que "les autres deviennent par la force des choses des donneurs de sens" (…) et que "ce qui allait de soi comme fondement de toute appréciation se situe comme une possibilité à côté d’autres modes peu connus", ce que le romancier et poète algérien, Mohamed Dib, traduisait déjà par : "s’empêcher de se découvrir autre devant une autre réalité, cela relève de l’impossible, si tant qu’on entre dans un renouveau de relations".
Au cœur de ce recueil Daryush Shayegan pose la question des rapports entre Orient et Occident, interroge cet espace d’hybridation où les codes et les références, à cheval non seulement sur les espaces mais aussi sur les temps présagent "un espoir", l’"espoir que, quelque particularité culturelle et religieuse que nous ayons les uns et les autres, il existe toutefois des valeurs qui transcendent ces particularismes nationaux et ethniques et concernent l’humanité tout entière". Ces valeurs, pour être nées en Occident, seraient aujourd’hui, "patrimoine de toute l’humanité", "universelles, neutres idéologiquement, libres de toutes couleurs confessionnelle" et "constituent en soi une nouvelle identité".
Il s’agit entre autres de la raison ; de la séparation des pouvoirs ; de l’Habeas corpus ou de "la faculté critique, qui, grâce à sa mémoire récapitulative, peut mettre en valeur paradoxalement les niveaux archaïques et historiquement décalé des autres cultures, leur offrir un espace d’existence, favoriser leurs multiples articulations, relier, en d’autres termes, des mondes qui vivent à des âges différents".
Il ne faudrait pas croire que cette nouvelle façon d’être au monde et aux autres, ne concerne que quelques métèques égarés dans un monde bercé de ses vieilles lunes ou quelques peuples réchappés d’on ne sait quel archaïsme rédhibitoire pour retrouver les lisses et proprettes avenues téléologiques de l’histoire : "on dirait que le problème qui, jusque-là, ne concernait que les gens de la périphérie s’est étendu à l’ensemble de la planète et que les identités plurielles sont devenues notre façon d’être dans le monde ou notre destinée collective".
Mustapha Harzoune
Daryush Shayegan, La conscience métisse, Albin Michel, 2012, 258 pages, 22€.