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Chibani

Ahmed Dich met en scène un dialogue entre Chibani, un vieil immigré marocain, dur, irascible, et Malick, un jeune homme, déjà déçu et un brin désemparé. 

Malick revient au village, à Clermont-Dessous, du côté d’Agen, après avoir passé une dizaine d’années à Paris où il espérait briller dans le métier de comédien. Mais voilà, la société et ce monde si "progressiste" du cinéma l’ont renvoyé à sa condition d’immigré et à sa "gueule de faits divers". C’est, honteux et confus, qu’il s’en revient. L’implacable Chibani ne se prive pas d’appuyer là où cela fait mal pour inciter celui qui pourrait être son fils à abandonner ses chimères d’intégration et d’égalité républicaine pour rentrer dans le rang, rejoindre le cercle de la communauté et le giron de la religion. Quand le vieil homme vit à l’écart, sans faire de bruits, enfermé dans son monde et ses souvenirs, Malick lui, aspire à une sorte de normalité : "nous, tout ce que l’on veut, c’est vivre normalement, tu comprends, Chibani ?".

Malgré un début plutôt poussif et une écriture sans originalité, Ahmed Dich finit par capter son lecteur, exposant les enjeux (parfois philosophiques) de ce face à face intergénérationnel, les arguments de l’un et de l’autre. Il rend parfaitement compte des "paradoxes", de la schizophrénie des deux générations : Chibani rumine le passé et s’entoure de ses fantômes pour mieux s’abstraire du réel, Malick, lui, jongle avec plusieurs repères et se coltine désillusions et rebuffades. Les fantômes de Chibani sont deux femmes. Son épouse, décédée et enfermée dans un hérétique cercueil dans leur douar d’origine au Maroc, et Leïla, sa fille, qu’il a rejetée depuis des années parce qu’elle a bravé l’autorité paternelle, le qu’en dira t-on communautaire et l’endogamie confessionnelle pour épouser Vincent, un  "gaouri", un français ! L’acariâtre Chibani passe ses journées, seul sur un malheureux banc, à ressasser ses échecs, à nourrir son être de ressentiment et de méchanceté. "Depuis la mort de son épouse et le départ de Leïla, son cœur ressemblait à un cimetière à ciel ouvert". "L’amertume a eut raison de ton bonheur, lui dit Malick. Il est temps de te remettre de tes deuils, car la mort est derrière chacun d’entre nous (…). Dans ce bas monde, la priorité doit toujours allez aux vivants. Alors ouvre un peu ton cœur".

Et c’est là l’autre réussite de ce roman : à l’issue de ce dialogue, où l’un et l’autre pourraient entretenir ses douleurs et de ses échecs, cultiver sa détresse pour la renvoyer à la face des uns et des autres, faire de son malheur une identité mortifère, Ahmed Dich laisse bifurquer ces deux existences vers une autre voie, celle qui privilégie les vivants sur les morts, l’oubli ou l’amour sur le ressentiment, la lutte sur le renoncement. Ce face à face où responsabilité individuelle et devenir collectif sont subtilement articulés pourrait faire l’objet d’une heureuse adaptation théâtrale.

Chibani est le cinquième livre d’Ahmed Dich. L’écrivain, né en 1966, a déjà publié Ernest (Anne Carrière, 1997), Quelqu'un qui vous ressemble (Anne Carrière, 2001), Un guide aveugle et fou (édition du Rocher, 2003), La Note pour les cannibales (édition du Rocher, 2005) et Autopsie d'un complexe (édition du Rocher, 2007).

Mustapha Harzoune 

Ahmed Dich, Chibani, Anne Carrière, 2012, 164 pages, 17 euros.