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La couleur du bistouri

L’hôpital public va mal et, au delà peut être, c’est la santé en France qui donne des signes d’inquiétude. L’une des réponses trouvées par le système, entendre les responsables politiques et les pontes du milieu, est de recourir à une main d’œuvre venue d’ailleurs : infirmier(e)s et médecins étrangers. Aux urgences, en chirurgie, en anesthésie ou en obstétrique, ils seraient indispensables. C’est eux qui font tourner la machine, mais… 

C’est eux qui font tourner la machine, mais…pas aux mêmes conditions que leurs collègues nationaux : sous payés, ils sont gratifiés des plus dures conditions et horaires de travail, des statuts de seconde zone, sans trop d’espoir de promotion sauf à se risquer sur les pentes d’un parcours pour combattant au mental d’acier. Il leur arrive même de devoir essuyer le mépris d’un milieu qui, au nom d’une notabilité d’un autre âge, n’est pas le dernier à abreuver la population entière de doctes et paternalistes conseils. Comme l’écrit Saïd Mohamed "après les vagues d’émigration de la tripe et du muscle, voici venue celle des neurones" (Le Soleil des fous, Paris-Méditerranée, 2001). Le bistouri remplacerait donc le marteau piqueur. C’est ce dont témoigne Rédha Souilamas, à la première personne, sur un ton neutre, dénué d’animosité mais où percent ici où là, quelques déceptions et un brin d’amertume.

Titulaire d’un doctorat de médecine de la faculté d’Alger, il arrive en France au mitan des années 80, pour se spécialiser en chirurgie. Commence alors le cursus, sinueux et pervers, réservé aux étrangers. Il lui faudra bien de l’abnégation et de la persévérance pour s’accrocher, passer les nombreux obstacles mis sur son chemin, se dégager des voies de garage et des espaces de relégation, se coltiner les remplacements, les contrats à durée déterminée, "subalternes" et "révocables" "puisque le renouvellement du contrat dépend du bon vouloir du prince". Il devra aussi pousser des portes pour faire valoir ses compétences, essuyer rebuffades et mépris de collègues, sûrs d’eux mêmes et dominateurs, jaloux de leur prestige national et de leur place lucrative. Comme dans les années 30, la profession protège - au nom bien sûr de l’intérêt des malades - ses plates bandes : exit la concurrence ! Les médecins étrangers ou titulaires de diplômes étrangers ne peuvent exercer que dans leur hôpital d’affectation, exercer à l’extérieur s’apparenterait à un exercice illégal de la médecine. Et tant pis pour les déserts médicaux ou les ratés de la médecine ambulatoire. Ce que décrit Rédha Souilamas est une atmosphère où flotterait une "violence sourde, (…) un racisme larvé et visqueux".
Comme ses camarades français, l’étudiant étranger doit, in fine et malgré quelques détours imposés, en passer par le même cursus et les mêmes formations, et pourtant : "nous sommes perçus différemment par les collègues, les patrons et, à un moindre degré, par les infirmières. Presque comme des enfants illégitimes".

Rédha Souilamas est aujourd’hui diplômé du Collège français de chirurgie thoracique, chirurgien des hôpitaux de Paris. Il a participé à la réussite de la greffe pulmonaire, au développement de la première structure de chirurgie thoracique ambulatoire en France. Il coordonne un programme de transplantation pulmonaire pour la mucoviscidose, dirige un protocole de reconditionnement ex vivo de poumons pour pouvoir doubler le nombre de greffes pulmonaires, a contribué à mettre en place des structures multidisciplinaires, des journées scientifiques et des formations, publie articles scientifiques, donne cours et conférences, organise des partenariats internationaux notamment avec la Columbia University de New York. En 2008/2009, il fut le seul représentant français dans le comité scientifique international de la Société internationale de transplantation cardiaque et pulmonaire (ISHLT), "il s’agit-là d’une reconnaissance internationale par mes pairs, et hors Hexagone de surcroît".
Ce Français d’origine algérienne a donc mis ses compétences et son énergie au service de la santé publique française et contribué au rayonnement national au delà des frontières, notamment en Amérique du Nord ou en Asie.
Ce n’est sans doute pas le signe du hasard que des propositions lui soient faites en provenance de l’étranger. En France, on riposte, encore et toujours, par de vagues "promesses" de nomination au grade convoité de professeur. Promesses versus propositions ! Souilamas n’utilise pas un trébuchet pour mesurer ses petits intérêts professionnels. Si aimer c’est d’abord aimer sans compter, la loyauté se moque que sur sa vieille et approximative balance, le plateau étranger pèse plus lourd que le plateau français. Il veut juste pouvoir servir au mieux la collectivité, hic et nunc. Il faudrait pour cela que le pays cesse de mégoter et de le prendre, lui et ceux de son espèce, pour un… imbécile.

Rédha Souilamas a perdu quelques illusions. Il sait que les discours sur la "méritocratie" servent davantage à "protéger le système" et "les privilèges" des "suzerains" en place qu’à promouvoir les compétences ; surtout quand le candidat n’est ni du sérail ni du cru ! Aujourd’hui, écrit Rédha Souilamas, "je me suis libéré de mon désir de reconnaissance. Les signes extérieurs de compétence et de légitimité ne m’intéressent plus. J’ai cessé de vouloir faire partie de cette cour qui prétend ignorer qu’elle sélectionne et hiérarchise ses membres selon l’origine ethnique".
Comme tant de jeunes français fatigués par la reproduction des inégalités, comme tant d’autres talents, frustrés, ignorés ou discriminés, Rédha Souilamas, pourrait se laisser tenter ou consentir à s’envoler pour l’étranger. Alors qu’on assourdit l’électeur sur le poids de l’immigration en France, on en oublie - ou dissimule - que beaucoup dans le pays empruntent à nouveau les chemins de l’émigration et qu’il serait temps de revoir les trop approximatifs compteurs du solde migratoire. Il n’y a pas que la santé qui fout le camp.

Mustapha Harzoune 

Rédha Souilamas, La couleur du bistouri, édition Naïve, 2012, 120 pages, 15 €.