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Liège, oui

Le livre s’ouvre sur ces premiers mots : "Tu n’es pas sans identité. Tu en as une, évidemment. Tes papiers disent que tu es née à Liège, de parents nés à Liège ; ils ne précisent pas que l’un des deux t’est totalement étranger et que Liège t’est devenue, après un départ définitif, de plus en plus étrangère. (…) Tu t’es éloignée jusqu’à exiger un pays plus grand que le tien entre toi et cette ville ; il y a eu dans cette ville quelque chose à fuir, pour aller de l’avant comme on dit"

A dix-neuf ans et déjà "divisée", cette identité fut jetée dans un train dans l’espoir de "se perdre dans un autre pays". Depuis, elle s’étend entre Liège et Paris, court entre les dédales du métropolitain et la place Saint-Lambert, slalome entre cultures et représentations qui, à seulement 360 kilomètres de distance, traînent tout de même quelques singularités et clichés. L’identité s’en va et revient par la même gare, celle des Guillemins ; navigue entre le passé et le présent, entre l’enfance et l’âge adulte, entre souvenirs et oublis ; entre les reproches et les insinuations d’une mère (et d’un frère) et le trouble des émotions et de la culpabilité, entre les pertes tout juste ici effleurées et les combats à mener, entre rupture et amour, entre fuite et résilience…

Au cours de ces retours tant redoutés, "l’identité" – "double", "lézardée", "fissurée", "écartelée" - est obligée de louvoyer, de composer, de mentir, de se cacher, de se taire, de bouillonner, de trahir, de se trahir, d’espérer, d’oublier, de se souvenir, de se perdre, de se retrouver… un jeu difficile, subtil, éprouvant, d’un long processus et d’une quête de réconciliation avec un lieu et un passé, avec soi-même surtout.

"Les tensions entre Paris et Liège ne font pas la une, mais tu les vis, tu les analyses et tu t’appliques en recours diplomatiques". Oui, les tensions entre Paris ou Alger, Paris et Ankara ou Paris et Bamako occupent plus régulièrement le devant de la scène médiatique ou éditoriale. Mais au fond, le lecteur n’a que faire de Liège et du microscopique choc des civilisations franco-belge, comme des histoires de famille de l’auteure. Ce qui compte ici, et ce que confirme Joanne Anton, délibérément ou non, c’est bien que la fragmentation et la quête d’un équilibre toujours instable sont devenues le lot commun de tout un chacun. Les efforts déployés pour réduire la distance entre son monde intérieur et le regard des autres, apaiser des fantômes, jouer de diplomatie entre des espaces culturels différents et des communautés humaines diverses, constituent le bain dans lequel barbotent et barboteront encore plus nombreux demain, bon nombre de nos contemporains. En ce sens, Liège, oui est actuel et utile bien au delà du cercle d’une belgitude en vadrouille chez le voisin, bavard et pontifiant. De plus et ce n’est pas le moindre, Joanne Anton écrit avec la manière et convoque la deuxième personne du singulier. Ce "tu" interpelle le lecteur, l’attrape d’autorité, renforçant l’universel et le tangible du propos. L’écriture est délicate, précise, brève. Incroyablement efficace et suggestive.

Mustapha Harzoune 

Joanne Anton, Liège, oui, édition Allia, 2013, 58 pages, 6,30€