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Mélo

Dans Mélo, Frédéric Ciriez auteur Des néons sous la mer (Verticales, 2008) livre un travail d’orfèvre, une construction et une langue à la fois précises, dégraissées, bougrement efficaces où, par un subtil jeu de miroir, scintillent de multiples reflets dans lesquels l’imaginaire et la réflexion du lecteur trouvent à s’épanouir ; en toute liberté. 

Sans blablas ni trompettes, avec un sens de l’observation et du détail qui colle au concret et au commun, Frédéric Ciriez bat le pavé parisien de ce siècle tout juste en ébauche où des larmes brouillent les lumières de la ville. Il y a Paris le jour et Paris la nuit ; le Paris illuminé des touristes et des grands boulevards et le Paris sombre des gagne-misère et des poubelles ; le Paris cosmopolite des enseignes et des commerces, des populations et des quartiers ; le Paris historique (celui du 14 rue de Paradis) et le Paris des restructurations amnésiques ; le Paris de la "rue du faubourg Saint-Denis, la rue du monde entier à Paris", celui des Juifs, des Berbères, des Russes, des Africains, des Turcs, des Asiatiques, des Bangladais et celui du populo, de la resquille, des toutous à sa mémère, de la flicaille en civil, de la prostitution version africaine, sur les trottoirs de Château Rouge ou version asiatique, dans les salons de massage ad hoc ; le Paris des lieux branchés, hype, et celui des bouisbouis ; le Paris des immeubles où se croisent des humanités séparées, celles des mannequins anorexiques et d’un syndicaliste dépressif…

Sans blablas ni trompettes, il dresse, en quelques phrases, en deux trois images, en un coup de projo bien senti et un idoine travelling, le tableau kaléidoscopique de trois destins qui vont se croiser, un 30 avril, veille de 1er mai et "nuit de Walpurgis" : un anonyme syndicaliste suicidaire, un chauffeur d’un camion-poubelle et sapeur congolais surnommé "Parfait de Paris" et la jeune Barbara, Barbara Xiao, de son lointain patronyme, reine de la vente en rollers. Quelques SMS, un briquet, une rue, celle de Paradis à Paris ou une autre, proche de la fourrière de Saint-Ouen, formeront le mince fil qui permettra au lecteur de passer de l’un à l’autre.
L’anonyme et esseulé syndicaliste, gratifié pour tout repère de "Lorientais", incarnation de l’engagement et du souci de l’autre, a décidé de couper le moteur de sa Xantia, définitivement, dans une rue de Saint Ouen à deux pas de l’incinérateur où une autre matière part en fumée. Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé !
Avec le Congolais, il faut faire attention, on risque l’erreur de numéro. Chauffeur de benne à ordures le jour, maître es-sapelogie la nuit ! Il s’autoproclame "Parfait de Paris", rien moins ! Mais, après quinze ans en France, il reste un "émigré esthétique, incompris du petit peuple blanc dégénéré".
Sur les berges du fleuve Congo, on s’esbigne vers Paris parce qu’elle est la "capitale de l’élégance et du Congo show". Du coup, l’histoire de l’immigration défile au rythme des acquisitions de paires de John Lobb ou de Berluti et de l’énumération d’une garde robe garnie de manteau de fourrure Cavalli ou de caban Armolux. De quoi ambiancer la galerie des dons de la CNHI…
Cette nuit du 30 avril, les sapeurs se préparent pour la grande soirée, celle des défis et de "la lutte à mort des paraître". Parfait soigne ses effets, arrive en Rolls, mesure sa "diattance", et ne laissant rien au hasard, est encore sapé même quand il fait l’amour ! (bien sûr, on ne révélera pas ici son secret).
"Total croco dans le look et si on m’attaque, total crotale", Parfait est intraitable, cassant, définitif et… hilarant. La soirée sera un moment grandiose et éblouissant de défis vestimentaires et de joutes oratoires, sur fond de rumbas (qui rappellent parfois la bande-son d’Une enfant de Poto-Poto d’Henri Lopès), agrémentée de quelques saka saka et autre mikate au gingembre histoire de se sustenter.
Pour joindre Barbara, il vaut mieux multiplier les numéros de téléphone : cette française, d’origine asiatique, prénommée Brigitte, bilingue, déroute. Ses slaloms pourraient perdre le plus attentif des observateurs. On la prend d’ailleurs pour une Wenzhou ou une Dongbai fraichement débarquée, comme ces "chinoises printanières des Grands Boulevards". Elle même peut, parfois, par jeu ou provocation, le laisser croire. Elle est étudiante à l’Ecole supérieure de commerce de Paris mais méprise les "donneurs d’ordre incapable de vendre quoi que ce soit" comme ce gugusse, moderne PDG d’un call center, qui blablate et esthétise le monde mais, spécimen d’un système managérial cannibale, est tout juste bon à exploiter une main d’œuvre que l’on débaptise fissa pour attraper le chaland à l’autre bout de la ligne.
Barbara trace à plus de 30km/h, se coltine la violence de la réalité et compte bien devenir millionnaire en stimulant le porte-monnaie des passants. Elle est douée pour ça. Entre deux ventes, elle se réapprovisionne du côté du Triangle d’Or d’Aubervilliers. Le bus 65 roule "dans le sens urbain de la saleté qui atteindrait sa crasse humaine maximale en fin de trajet, passé le périphérique". Elle multiplie les SMS mais son correspondant reste muet.

Frédéric Ciriez, ne se fourvoie pas dans des discours sur l’immigration, l’intégration, pas d’approche psychologisante ou sociologique non plus. Il ne propose et expose que des faits, rien que des faits, du brut et du lourd : un couteau de boucher, une Dunhill et une fragrance d’Antéus de Channel dans la cabine d’un camion poubelle, une plongée chez les grossistes chinois ou la recette journalière d’un camelot… et se dessine le visage d’une société et de sa capitale. Le mélo des temps modernes.

Mustapha Harzoune 

Frédéric Ciriez, Mélo, éditions Verticales 2013, 325 pages, 20 €.