Rue des Voleurs
Dans Parle-leur de batailles, de roi et d’éléphants (Actes-Sud 2010) Mathias Enard s’intéressait à un pont qui devait être "le ciment d’une cité", pas n’importe laquelle, Constantinople, "la cité des empereurs et des sultans". Un pont politique, un pont jeté au-dessus des interdits, entre les désirs d’une musulmane et d’un chrétien (Michel-Ange) à qui elle murmure : "Je ne te connais pas étranger. (…) Prends un peu de ma beauté, du parfum de ma peau. On te l’offre. Ce ne sera ni une trahison, ni un serment ; ni une défaite, ni une victoire. Juste deux mains s’emprisonnant, comme des lèvres se pressent sans s’unir jamais". Changement de décor avec Rue des Voleurs, mais pas de thèmes.
Nous sommes ici aux premières lueurs des Printemps arabes, quand de l’autre côté de la Méditerranée, répond, comme en écho, le mouvement des Indignés. Le pont enjambe le Détroit de Gibraltar ; l’amour, ici, bouscule les frontières physiques. Et mentales.
A Tanger, deux gamins, Lakhdar et Bassam, rêvassent en lorgnant les côtes de "Tarifa l’inatteignable". Lakhdar et sa cousine Meryem sont surpris à s’aimer. Elle mesurait le poids de l’interdit et du tabou. Elle avait peur. Il était insouciant. Il sera battu et chassé, laissant l’opprobre retombée sur la seule Meryem. Il ignore encore la portée de son acte et ses terribles conséquences. Il les traînera toute sa vie, entre cauchemars et fantômes. Pour l’heure, après "dix jours de cavale, trois cents jours de honte (…)" il rumine "juste une sourde haine et une méfiance accrue envers tout ce qui était humain".
Pour l’aider, Bassam l’introduit au sein du Groupe musulman pour la diffusion de la pensée coranique dirigé par Cheikh Nouredine. Il y gère la librairie. Entre deux ventes d’un exemplaire de La sexualité en Islam ou des Héroïnes de l’islam, il s’approvisionne en polars chez un vieux bouquiniste. La religion n’est pas son truc : "j’ai fait quatre prosternations derrière le cheikh Nouredine, ça m’a paru très long". Dehors, les printemps arabes bourgeonnent. Tandis que les barbus du Groupe "nettoient" le quartier, le cheikh lui explique que "l’idée [est] d’obtenir le plus possible d’élections libres et démocratiques pour prendre le pouvoir et ensuite de l’intérieur, par la force conjointe du législatif et de la rue, islamiser les constitutions et les lois".
Bassam appartient au Groupe, mais ses ardeurs le poussent vers "le cul des filles de la rue". Aussi ne refuse-t-il pas une petite bière pour un plan drague. C’est ainsi que Lakhdar rencontre Judit, barcelonaise, arabisante en vadrouille à Tanger. Quelques jours plus tard, éclatent les attentats de Marrakech et de Tanger, au café Hafa. Lakhdar soupçonne Bassam et le Groupe d’en être les auteurs. Ses doutes se renforcent après leur disparition. "Je connaissais Bassam, je savais que sa haine de l’Occident ou sa passion pour l’Islam étaient toutes relatives (…). Mais en y réfléchissant bien j’étais aussi conscient que, a contrario, ce n’était pas parce qu’il aimait les filles ou rêvait d’Allemagne et d’Etats-Unis que cela empêchait quoi que ce soit".
Après avoir numériser pour des clopinettes le catalogue d’une maison d’édition française, Lakhdar accepte de travailler sur le ferry Ibn Batuta qui fait la navette entre Tanger et Algesiras. Il croit se rapprocher de Judit ; pas question pourtant de fouler la terre espagnole. Un soir, il s’éclipse, mais, dans l’entreprise de pompes funèbres de Marcelo Cruz, il sombre dans "un abîme de malheur" : où il doit préparer les dépouilles des noyés du détroit, dans le respect de la religion, avant que les corps ne soient réexpédiés à la case départ.
A Barcelone, il échoue Rue des Voleurs, Carrer Robadors. L’atmosphère y est glauque, misérable, entre prostitués décaties, paumés en tout genre, gargotes à tajines ou samoussas et une apparence de mosquée. Les migrants des quatre coins du monde poirotent dans les "locutorios" pour appeler la famille restée au pays et envoyer de l’argent vite "racketté" sous forme de commissions : "le pognon ne connaissait pas les mêmes frontières que ses propriétaires". Au 14e siècle, Ibn Batuta, n’était pas importuné, lui, par ces questions de passeports et de sauf-conduit. Les choses ont changé aujourd’hui, "surtout quand tu es… arabe". Lakhdar, ce "jeune marocain de vingt ans ne [désire] que la liberté" ; la liberté d’aimer la douce Meryem, la liberté de vivre, délivré des "diktats" des religions, des politiques ou des marchés, la liberté de découvrir le monde. La liberté de retrouver Judit.
Rue des Voleurs, Lakhdar ne vit plus "dans la mort", mais "la vie était loin" dans sa "nouvelle prison" qu’il partage avec Mounir, un Tunisien échappé de Lampedusa via Paris, où il a pu mesurer combien "le gouvernement français était prêt à tout partager sauf les dettes et les indigents". En somme, les "Arabes" ont fait leur révolution qu’ils restent dans leurs gourbis ! Mais, tandis que dans la capitale catalane résonnent les slogans sans lendemain des Indignados ("ici tout le monde a encore trop à perdre pour se lancer dans l’insurrection"), la rue arabe piétine. Lakhdar est sans illusions : "le Printemps arabe mon cul, ça va se terminer à coups de triques coincés entre Dieu et l’enclume". Il ne croit ni aux islamistes, ni à la gauche : "qui est-ce qui va me représenter, moi ?".
Rue des Voleurs est un roman sur les ambiguïtés d’un monde où tous les hommes "sont des chiens au regard vide". "Les chiens grondent, s’élancent les uns contre les autres pour s’entretuer aveuglément". La "dictature des matraques", la haine et la violence gagnent, au Sud comme au Nord du détroit. Pour Lakhdar, "l’injustice de Dieu ressemble grandement à une absence". Ne resterait-il alors que l’immolation, l’émeute, les débrouilles interlopes, les promesses d’un baiser, comme ceux échangés entre Judit et Lakhdar, ou alors faudra-t-il se réfugier dans "la tour d’ivoire des livres qui est le seul endroit sur terre où il fasse bon vivre" ? Ce rayon de lumière cours de page en page. Il raconte le commun de l’humanité, celui des livres et de la connaissance, depuis les polars jusqu’au Coran et ses commentateurs en passant par les littératures occidentales et arabes, classique (Ibn Battuta, Hamadani, Nuwaz, Jahiz…) ou moderne (Choukri, Kabbani, Mahfouz, Salih….). Ce commun de l’humanité s’exprime jusque dans l’écriture d’Enard qui mêle la calligraphie arabe à l’écriture latine. C’est un parti pris qui vient secouer les inerties, les paresses, les amnésies, les bêtises, les exclusions, un parti pris pour dénoncer les murs qui enferment l’intelligence, judiciarise l’amour et divisent l’humanité en autant de parties orphelines condamnées à errer dans "l’obscurité". "La guerre n'est rien que le produit de l'ignorance des uns, de la crapulerie des autres et de la férocité de tous" écrivait déjà Louis Calaferte.
Non les "Arabes" - pas plus que les Africains - ne sont en dehors de l’histoire - comme étrangers à la marche des Hommes. Ici aussi les identités sont multiples, bougent, se nourrissent et se modifient à l’infini. Il faut en finir avec ces absurdités et fissa dit Mathias Enard, dans une langue forte, dense et poétique. Fissa parce que "le monde réclamait quelque chose, un mouvement, un changement, un pas de plus vers le destin ; je pressentais qu’il allait bientôt falloir choisir son camp, qu’un jour ou l’autre, il faut choisir son camp (…)". Khaled choisira son camp, à Barcelone la "ville du Destin et de la Mort".
Mustapha Harzoune
Mathias Enard, Rue des Voleurs, Actes-Sud 2012, 252 pages, 21,50€.