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Une ville en temps de guerre

Voici peut-être le plus personnel des livres d’Abdelkader Djemaï. Celui qu’il consacre à deux thèmes qui traversent tous ses romans : l’enfance et la ville. Ici ce n’est pas Alger, Paris ou une ville de province française mais Oran, sa ville. 

Pour Djemaï, la ville est un corps et une âme, un être fait de blessures, de souffrances, de joies et de peines. Les odeurs qui la traversent émanent aussi bien des ordures qui s’accumulent suite à une grève des éboueurs que des préparations d’une cuisine omniprésente dans l’œuvre de ce voyageur infatigable et gourmand. Les rues sont tantôt envahies par la clameur de manifestants ou les bruits de quelques festivités tintamarresques tantôt par un silence lourd et pesant. La menace court, "rumeur belliqueuse et sanglante", hache à la main ou bombinette en poche. La ville peut être "écorchée par le barbelé", "écrasée par la peur et résignée au pire". Des lieux - salles de cinéma, gare, camping… - en tissent le paysage. Les fantômes du passé et les ombres des laissés pour compte hantent ses ruelles et l’âme des vivants. Organe fait de chair et de sang, le pouls de la cité bat, au rythme régulier du quotidien, ou s’affole, apeuré par les soubresauts de l’histoire. La ville est humaine et habite Abdelkader Djemaï.

Le natif du lieu invite son lecteur à le suivre sur les chemins d’une enfance oranaise. Nous sommes en 1961-1962, la guerre d’Algérie va se terminer, mais avant, la ville la plus espagnole du pays, la plus catholique, "la plus antisémite aussi", Oran la festive, souffrira le martyre, secouée par les derniers spasmes, sanglants et monstrueux, d’une guerre plusieurs fois fratricide. A travers les yeux de Lahouari défilent les rues, les quartiers, quelques portraits, le haouch, cette "grande maison", qui rappelle bien sûr le roman de Mohamed Dib, où vivent plusieurs familles musulmanes, le quotidien des Algériens et les souvenirs d’un gamin qui n’a pas encore dix ans, l’histoire enfin, et son cortège d’assassinats, de disparus et d’attentats, qui n’a que faire des rêves d’un gosse.
Ces déambulations urbaines et mémorielles finissent par dessiner les contours d’une Algérie où "les populations ne se mélangeaient pas". "Les Européens et les « Arabes », que les premiers ne vouvoyaient jamais, n’avaient pas l’habitude de rire ensemble. Sauf, peut-être, dans l’obscurité des salles de cinéma en regardant Fernandel, Laurel et Hardy ou Charlot".

Armée d’une solide documentation historique, Djemaï, qui fut journaliste pendant 20 ans, reste fidèle à sa méthode : attentif aux faits, il colle au plus près du quotidien, restitue le détail qui immerge le lecteur dans un autre temps, un autre lieu : une 4CV ou une Simca Aronde ; la neige qui tombe ; les bleus de Shanghai ; les clubs de football ; le Kid, le Régent, l’Empire ou le Colisée, ces salles de cinéma où l’on grignotait des graines de tournesol ou des torraicos ; le parfum des bougainvilliers ou des citronniers et celui du café torréfié ; l’anisette des chaleureuses kemias ; la calentica et la chorba du mois de ramadan ; les mounas de Pâques et de l’Ascension ; la clémentine du père Clément…

Alors qu’à Alger, le 17 juin, un accord est passé entre l’OAS et le FLN ; à Oran, l’OAS s’obstine à mener sa politique de la terre brulée. Pourtant, Djemaï écrit que "les Micheletti, comme la plupart des chefs OAS, avaient eux aussi fui, laissant seuls et désemparés ceux qui allaient, le 5 juillet, disparaître lors de cette journée de fête qui avait brutalement tournée au cauchemar éveillé". Ce 5 juillet, des manifestations sont organisées par le FLN pour célébrer l’indépendance. Djemaï raconte les premiers coups de feu dont l’origine reste inconnue, la panique et la débandade. La manifestation va virer "au cauchemar", un cauchemar hanté par les massacres mêlés d’Algériens et d’Européens comme cet homme assassiné à coups de hache et jeté dans le coffre d’une 403 noire ou le charnier du Petit Lac et la figure sinistre de Moueddene Attou. Djemaï raconte, de l’intérieur, la marche des Algériens descendus défiler en famille, avec femme et enfants ce jeudi qui devait être un jour de liesse : "jusque-là, quand ils venaient dans ces beaux quartiers où résonnaient encore les échos des ratonnades, ceux qui ce jeudi-là manifestaient leur joie le long des élégantes façades devant lesquelles ils levaient parfois la tête ne se sentaient pas toujours à l’aise. Longtemps ils avaient été privés d’avenir, de destin. Longtemps ils avaient été méprisés et humiliés".
Djemaï n’est pas un historien. Il restitue, dans ses nombreuses et contradictoires dimensions humaines, une situation complexe et des événements tragiques. Lorsqu’il évoque les responsabilités des uns et des autres, celles des "marsiens", ces combattants de la 25e heure, les dérives criminelles de pseudo militants indépendantistes, les luttes de pouvoir au sein du FLN, la haine et la soif de vengeance de l’OAS locale, lorsqu’il ne cache rien des horreurs infligées aux Européens mais rappelle que les victimes étaient aussi "arabes"… il sait que "cinquante ans après, personne n’est sorti indemne de cette tragédie".
Alors que "des aliments pourrissaient dans les réfrigérateurs, des casseroles ou des poêles à frire reposaient sur les feux éteints des cuisinières" dans les appartements abandonnés précipitamment par les "Européens", le 12 juillet 1962, Ahmed Ben Bella cornaqué par le colonel Boumediene entrait dans la ville. Trois ans plus tard, le président, "ancien milieu de terrain de l’Olympique de Marseille (…) se fit grossièrement dribbler par son ministre de la Défense". C’est une autre histoire qu’esquisse ici Abdelkader Djemaï. Et pourtant… Place d’armes (aujourd’hui Place du 1er novembre), les deux lions continuent de garder la mairie d’Oran. Selon une blague qu’aimaient à raconter les plus "ironiques" des Pieds-noirs, ces lions, "restaient dehors parce que les ânes régnaient à l’intérieur".

Mustapha Harzoune 

Abdelkader Djemaï, Une ville en temps de guerre, Seuil 2013, 156 pages, 16€.