Walou à l'horizon : la dernière aventure de Bouzid et Zina
Slim, caricaturiste, dessinateur de presse, bédéiste, appartient à la génération des pionniers du Neuvième art en Algérie. Né en 1945 du côté de Sidi Bel Abbès dans l’ouest algérien, Menouar Merabtène débarque à Alger un 14 septembre 1964. Ses premiers dessins paraissent dans la presse de l’époque (El Moudjahid, Algérie Actualité) avant d’être publiés sous forme d’albums.
En 1969, ses personnages phares voient le jour, à commencer par Bouzid el-Besbesi, véritable héros "populaire" "officiel" et "national", amateur de "Leben 33", figure de l’Algérien, politisé et contestataire, persifleur et idéaliste, généreux et inflexible. Zina, sa dulcinée - "la bombe dialou" dans sa version algérienne - est apparue elle en 1968. Sa voilette toute algéroise ne doit pas désorienter : Zina est une femme libre et moderne. Le couple, légitimé par aucunes instances officielles ou religieuses, s’aime et multiplie les smacks intempestifs et subversifs à longueur de planche au pays du livret de famille inquisitorial. A ces deux là, il faut ajouter les amis : l’inénarrable Ameziane, berbérichon pur sucre de Tizi-Ouzou, et le chat Elgatt Mdigouti. Reste l’ennemi de toujours, Sid Esadik, figure du mal et de l’intégrisme.
Slim a crée pas moins d’une vingtaine d’albums où les aventures de Bouzid et de Zina racontent, au plus près de l’histoire et du quotidien des Algériens, cinquante ans d’indépendance. L’histoire franco-algérienne est telle qu’il est impossible que l’autre ne fasse pas, au détour d’une page de roman ou d’une planche, irruption dans le récit national. Il y eut, bien sûr, la colonisation. Il y a, encore et pour longtemps, l’immigration. Il y aura, et pour toujours, le lien des cœurs et des destinées communes. Les aventures de Bouzid, héros algérien s’il en est, incarnation d’un peuple (il est aux Algériens ce qu’un Astérix serait au Gaulois, toutes choses égales par ailleurs) n’échappe pas à cette constante ou vérité. Après Bouzid à Paris, paru en 1987, l’album Walou à l’horizon ramène Bouzid chez ses frères khokhos ultra-marins, les Algériens de France.
Les lecteurs et aficionados (les mêmes, forcément) retrouvent leurs héros après dix ans de massacres et de terrorisme islamiste en Algérie. Bouzid, après le coup de massue qu’a représenté sa défaite aux élections municipales de sa ville, sort de dix ans de coma. Bouteflika est revenu au pouvoir. Le pays se réveille sous le régime de la "concorde civile" qui fait la part belle aux bourreaux d’hier. Le terrorisme est devenu "résiduel" et le libéralisme, ventripotent et suffisant, écrase son prochain à coup de chapardages, de prébendes et de corruptions. Les jeunes "hittistes", arborent des bananes de rockers gominées. Ils ne rêvent plus de la France mais de l’Australie ou du Canada. Bouzid ne reconnaît plus son pays. L’ex maire de Oued-Besbes, nostalgique de l’Algérie de papa, entendre du socialisme - fut-il sur le mode "parti unique" - réfractaire aux "barbus" liberticides et aux "moustachus" accapareurs, va se poser en recours pour sauver le peuple algérien. Aidé de sa belle et de ses amis, Bouzid se présente aux élections présidentielles, histoire de remettre le pays sur les rails. Le retour du héros (national) de la BD algérienne dérange, ses déclarations contre les "affairistes" et autres "magouilleurs" déplaisent. Il est victime d’un complot ; un "acte isolé" selon les mœurs locales. Mais, à la différence du président Boudiaf, Bouzid, lui, ne meurt pas. Sa santé étant au plus mal, moins sans doute que celle de l’hôpital algérien, c’est ici qu’intervient l’épisode de son transfert dans un établissement parisien - voilà qui rappelle une récente et estivale séquence présidentielle.
Mais la France se mérite ! Pour simplement atteindre le guichet salvateur, pourvoyeur de l’indispensable visa, il faut en passer par une "chaine" (une queue de ce côté-ci de la Méditerranée) de 17 kilomètres devant l’ambassade, huit jours d’attente et côtoyer des chats faméliques qui se demandent s’ils ne partiraient pas eux aussi. Face aux refus des autorités diplomatiques (sauf pour le chat), Amziane a recours à une pratique héritée de l’intrusion française : le piston. Seule l’art de la débrouille version algérienne permettra de venir à bout des multiples formalités nécessaires à embarquer en direction de Paris.
L’avion atterrit directement à Barbès, bien connu pour être le QG des Algériens à Paris. Pas loin de chez Tati. Les clichés et les lieux communs fonctionnent ici aussi. Mais, Slim n’a pas attendu de lire Réda Souïlamas (La couleur du bistouri, Naïve 2012) pour constater que les hôpitaux français ont dans "le cœur" les médecins que le système de santé algérien n’a pas, ou n’a plus, chez lui : le professeur qui sauvera "notre" Bouzid se nomme Ali Neah, arrivé en France en 1994. L’hémorragie algérienne des années 90 fut aussi intellectuelle. Si les youyous de Zina incommodent dans le décor culturo-laïco-républicain ("chut !" on est en France !), le bistouri, lui, est bien algérien. Une pratique appelée à un bel avenir.
Durant ce séjour parisien, bref et contraint, il est question de "beurs", d’un ami coiffeur à Barbès dont la vitrine est recouverte d’affichettes instructives quant à la vie communautaire. Il est aussi question – pour le condamner – du change – au noir – de l’argent par les immigrés algériens. Ces transferts d’argent made in Algeria (El hadj leufta) sont condamnés par Bouzid qui dénonce l’enrichissement de quelques happy few et un "sabotage de l’Algérie". L’immigré algérien n’a pas bonne presse au bled. Cela remonte à l’indépendance et, si les choses commencent à changer, le tournant est lent et récent.
Walou à l'horizon offre en quelques planches un survol de la migration algérienne, depuis les difficultés à obtenir un visa jusqu’à la surcharge de bagages à l’occasion du retour de Bouzid, en passant par les lieux de l’immigration, les pratiques et autres combines pour survivre entre deux Etats indifférents voire hostiles. La langue française se mêle à la langue du peuple, l’arabe algérien et le kabyle. Les dialogues bruissent du dialectal, des expressions de la rue, parfois tirées des albums mêmes de Slim, ("Zid ya Bouzid"…) agrémentées de traductions fidèles ou à la sauce poético-ludique de l’auteur. L’humour est un passeport pour pénétrer – et tenir à distance - le réel et ses tourments. Un humour omniprésent, dévastateur, assassin. C’est du Sansal avant l’heure, le rire en plus ! Chaque planche est constituée de neuf cadres, les bulles, les interjections, les notes et autres traductions y tiennent une bonne part. Textes et dessins se mêlent, filent à toute allure sur un mode coloré et joyeux.
Au début des années 90, Slim a du, comme tant d’intellectuels, quitter son pays. Après un passage par le Maroc, il s’est installé en France où il collabora à plusieurs quotidiens et magazines. Aujourd’hui, il tient une planche hebdomadaire dans Le Soir d'Algérie. En 2009, dans le cadre de la 2e édition du Festival International de la Bande Dessinée d'Alger (FIBDA), il fut honoré, très officiellement. Ce qui n’a en rien gâté son humour et son franc-parler.
Mustapha Harzoune
Slim, Walou à l'horizon : la dernière aventure de Bouzid et Zina, Cachan, Tartamudo, 2003, nouvelle édition, Dalimen, Alger, 2009.