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Les Renards pâles

Commençons par deux citations pour illustrer les deux lignes forces qui rythment ces Renards pâles. Tout d’abord, ce moment où Jean Deichel décide de vivre dans sa voiture : "Lorsqu’on est soudain exposé à sa solitude, on découvre une géographie. La solitude est un pays qui brûle. Ses flammes vous ouvrent les yeux, avec une transparence qui fait miroiter les journées". Puis, plus tard, Jean Deichel participe à une manifestation qui se transforme en émeute : "Ce chant que nous récitons nous l’inventons à mesure. C’est un texte-falaise, sans cesse repris, complété, couturé d’incises : en nous détachant de votre emprise, il relance notre liberté. Nous ne respectons rien de ce qui fait barrage à la poésie. Et nous rions de ceux qui pensent qu’elle est un luxe. La déflagration qu’avec patience nous attendons, et qui seule à nos yeux est digne de troubler l’ordre du monde, ne se déclenche qu’avec la poésie (…)".
Ces deux citations marquent deux moments libératoires, dialectiques, celui du silence et du verbe, du solitaire et du solidaire, du "je" et du "nous". Deux scansions de ce que l’auteur nomme, en passant par Jean Jacques Rousseau, le "saut dans l’existence", l’ouverture au "déferlement du monde". 

Devenir un autre

Les Renards pâles est un roman pamphlet, un manifeste, un éloge de l’insurrection - depuis peu objet de toutes les attentions littéraires mais aussi préfectorales (lire "Pourquoi les Français sont "en colère" : le rapport secret des préfets", nouvelobs.com, 19 octobre 2013). Pourtant le livre n’est pas un essai de sociologie politique ; mais bien un roman. Yannick Haenel invite à réfléchir au sort et à la place des exclus, des "sacrifiés", "toute la communauté des SANS", sans-abri, sans-emploi, sans-papiers, les suicidés et les immolés à l’autel du travail et du chômage, les "indésirables" d’hier et d’aujourd’hui. Pourtant, "le jour où ceux dont l’existence est récusée par l’économie trouveront une parole, alors la politique existera de nouveau". Car la politique (comme la poésie), aurait disparu, remplacée par un ordre policier, signe de "notre servilité".

Les Renards pâles interroge le possible de l’insurrection, le renouveau de l’héritage révolutionnaire parisien, celui de 1789 et surtout de la Commune. Il n’est pas anodin que l’autre personnage de ce roman soit un arrondissement de Paris. La mémoire et les voix révolutionnaires du pavé parisien sont ici transfigurées par la terre africaine et les masques Dogon. "Que vous le vouliez ou non : un spectre hante la France c’est l’Afrique".
Par son originalité, par sa force, par le rôle qu’y tient la parole, Les Renards pâles invite à réfléchir à la place du roman et de la poésie à l’heure où des centaines d’ouvrages encombrent, deux fois l’an, les tables des libraires. Il faut faire son petit devoir de rentrée, son petit tour de piste médiatique, écrire dans l’air du temps, "souiller" les mots (selon les vers du poète Abdellatif Laabi), transformer le verbe en baume permettant à tout à chacun d’entretenir sa part de distinction et ce qu’il convient de révolte. Allez savoir si Yannick Haenel, lui aussi, ne se paie pas de mots, ne participe pas de la mascarade ? Le système est bougrement pervers… Le 5 octobre dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut (France Culture), Yannick Haenel citait Maurice Blanchot : "quelqu’un qui écrirait sans penser "je suis la révolution" en réalité n’écrirait pas". Dans Les Renards pâles, la révolution est celle de l’émancipation individuelle, solitaire et silencieuse, et l’invention d’un nouveau langage pour renaître au monde. Le silence et la littérature retrouveraient-ils leur part de sacralité ?

Exclu, Jean Deichel, va vivre dans sa voiture, faire l’expérience de la solitude et "en quelques semaines" devenir "un autre". "Oui, pour peu qu’on tourne sa vie vers ce qui l’élargit, on se met à exister d’une manière qui se substitue au normes. Alors, durant un instant, il n’y a plus de place en nous pour la société". Redevenu attentif aux autres et à son environnement, Jean Deichel perçoit des signes jusque-là invisibles. Il y a ces rencontres, nouvelles, et ces inscriptions sur les murs de la ville ("la société n’existe pas", "La France c’est le crime", "Identité = Malédiction", "Dieu est noir") comme ce dessin représentant une figure de la mythologie dogon : le Renard pâle, symbole de "rupture", "d’autonomie" : "c’était le mauvais fils, il avait tué son père, sa danse célébrait la mort de Dieu". C’est ici que naît l’insurrection.

Réinventer le monde

La rupture chemine, entre l’héritage communard porté notamment par une certaine "Reine de Pologne" et la cosmogonie dogon d’un groupe d’immigrés africains. L’émeute, imprévue, spontanée, partira des funérailles de deux sans papiers abattus par la police. Arrivés Place de la République, les manifestants, aux visages recouverts d’un masque, remplacent la statue par un baobab, l’arbre du retournement. La République étant une "divinité comme une autre. Laïque, peut-être – mais quelle différence ? Les formes du culte importent peu ; ce qui compte c’est l’urgence qu’on met à recourir aux soins d’un dieu, c’est le secours qu’il prodigue à nos vies". Ces "Dogons-communards" libérés de toute idée d’unité inventent une autre forme de communauté (toutes les autres étant "périmées"), débarrassée de "l’appartenance" et des logiques identitaires. Le masque des manifestants qui "préserve de l’uniformité", "récuse ce monde ou chacun est assigné à se confondre avec son image et à en exhiber inlassablement l’identité servile". La communauté des Renards pâles n’en est pas une ou alors, "nous en appelons à la communauté de l’absence de limite – c’est-à-dire à la solitude de chacun, à ce qu’il y a d’imprenable en elle".

Il n’est pas nécessaire de prendre Les Renards pâles au pied de la lettre, de partager ce que les uns et les autres appelleront émeute, révolution, repentance, glorification de l’Autre (ici l’Afrique) et avilissement de soi, effacement des frontières, fin des identités et des appartenances... Bien des thèmes ici développés sont présents chez d’autres. Ainsi la répétition de "la guerre civile" rappelle la dénonciation du retour de "la pourriture coloniale" et la permanence de "la force" chez Alexis Jenni ; l’habitacle de la voiture comme la symbolique des laissés-pour-compte et des ordures ramènent à Frédéric Ciriez ; l’émeute renvoie au dernier Mathias Enard ; l’illusion des identités croise les préoccupations d’un Driss Chraïbi ou celles d’Henri Lopès ; enfin, la déconstruction des valeurs et le refus de marcher au pas pourraient entrer en résonnance avec l’œuvre d’un Albert Cossery. Il s’agit bien de littérature. L’invention d’un nouveau langage pas pour répéter le désenchantement du monde, mais pour tenter d’en élargir le passé, le présent et le futur. Peu importe, dès lors, que cela passe ici par quelques mythologisations et un retour à un certain romantisme, révolutionnaire et autres.

Mustapha Harzoune 

Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, L’Infini 2013, 175 pages, 16,90€.