Archives

La Prophétie d’Abouna

Voici un livre qui devrait rassurer Alain Finkielkraut et tous ceux qui s’inquiètent de ces vagues d’immigrés qui, venus d’on ne sait où, prétendraient imposer leurs us et coutumes à cette bonne terre de France. 

Les immigrés d’aujourd’hui ne vaudraient pas ceux d’antan ? Ces derniers ne boudaient pas leur plaisir, eux !, à épouser langue et traditions françaises. Ils ne gâchaient pas le quotidien (ou si peu) de l’autochtone bonasse, versatile parfois, mais au fond accueillant. La Prophétie d’Abouna peut aider à diagnostiquer ici une sorte de strabisme intellectuel qui empêche de saisir l’ensemble, certes contrasté, du tableau. Car enfin, le jeune Mohamed qui débarque en France pour y poursuivre des études de lettres le fait avec des rêves plein la tête. Mais, il ne convoite pas une couverture sociale, des papiers lui permettant de vivre aux frais de la princesse, même pas de séduisantes donzelles… Non ! Non ! Le héros de ce roman largement autobiographique lorgne du côté de… Balzac, de Flaubert et de Victor Hugo. Et oui ! Si la France a besoin de se rassurer – et tout porte à croire que tel est le cas - sur elle-même et son rayonnement, elle ferait bien de tourner son doux visage vers ces hommes et ces femmes qui, venus du lointain, aiment ce pays et ce peuple pour son histoire et sa culture.

Ainsi, ce kurde - un vulgaire arabe doublé d’un musulman pour le commun – né au fin fond d’une province syrienne, dans les "sables mouvants de la Mésopotamie", débarque à Roissy dans ce qui, à ses yeux, n’est autre que "le Paris des Lumières" et "la capitale du monde". Il a pour viatique une modeste connaissance de la langue de Molière et une prophétie : Abouna, son vieux maître chrétien de l’école du village, lui a prédit une carrière littéraire. Mohamed se prend pour Rastignac. A Paris, la "capitale des Lettres", le gugusse sera couronné de lauriers. Certes, "Momo" devra déchanter, remplir son quotidien de petits boulots, de colocations avec des "blédards" pas toujours avenants, trimbaler sa carcasse dans le Paris des chambres de bonne et des mansardes, se gaver de couscous au restaurant universitaire, se coltiner les affres et les arcanes de l’administration préfectorale et tutti quanti… mais il continuera de croire à son destin. Il le chuchotera, le gazouillera, le clamera avec conviction aux oreilles de ses conquêtes sans lendemain : Maja, une touriste allemande, Véronique la bretonne bretonnante, Claire la douce tourangelle ou Fanta l’ardente ivoirienne. Avec Antonio, ses amitiés seront portugaises, ou nipponnes avec Mitzutaka. Ses amours seront suédoises. Après seize ans à Paris, Momo embarque avec Lillemor pour ce qu’il croyait être le paradis scandinave. Il vivra huit années d’enfer conjugal et familial dans un pays adepte d’un féminisme de combat, surtout à l’égard de cet étranger de "culture arabo-kurdo-turco-persano-musulmane", renvoyé malgré lui dans les cordes du machisme, de la violence et d’un islam véreux. Il a bien tenté de s’intégrer. Pour Rachel d’abord, sa fille, et puis aussi parce que "si tu arrives au pays des borgnes, ferme un œil. Si tu te trouves au royaume des culs-de-jatte, traîne ton cul par terre". Mais voilà, dans ce grand nord inhospitalier, "mon moral était comme celui des soldats de la Grande Armée dans la neige et le froid de la Russie Tsariste". C’est tout dire…
Il s’en retourne à Paris, plus français que le plus médiatique philosophe hexagonal. Mais lui qui cultivait l’impertinence voltairienne, la gourmandise rabelaisienne, un brin d’individualisme et de désinvolture à l’endroit de la religion, ronge son frein. Vingt-cinq ans après son arrivée, "les générations et les modes de vie jouaient des coudes, se succédaient, s’anéantissaient. Mon âge d’or était bel et bien derrière moi, j’étais bon pour la casse". Sur les murs de la ville, Momo, l’amoureux de la langue française déchiffre de drôles de graffitis : "Leyla, ne m’oublie pas ! Wallah, je te kife. Sur le Coran de la Mek et la tête de ma mère, je suis ouf de toi". Au bout de cette chronique douce-amère, Mohamed reprend sa valise… comme aurait dit Kateb Yacine.

Fawaz Hussain, auteur de plusieurs romans (dont Les Sables de Mésopotamie, éd. Du Rocher 2007 et En direction du vent, Non Lieu 2010) et traducteur en kurde d’auteurs français, écrit dans une langue classique, parsemant sa Prophétie d’Abouna d’expressions "vieillottes", d’épisodes souvent drôlissimes, à se tordre même, tirés du quotidien d’un immigré kurde à Paris ou en Suède. L’humour, teinté d’autodérision, parfois sarcastique ou assassin, reste bienveillant.

Mustapha Harzoune 

Fawaz Hussain, La Prophétie d’Abouna, Ginkgo éditeur, 2013, 246 pages, 15 €.