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Princesse Bari

"Chaque fois que les circonstances m’ont amenée à parler, avec les uns ou les autres, des pays que nous avons quittés, nous avons fini par évoquer la guerre, la famine, la maladie, le pouvoir détenus par des militaires violents et redoutables. Partout dans le monde, aujourd’hui encore, des gens meurent parce qu’ils ont tenté de passer une frontière à la recherches de conditions de vie meilleures". 

Justement, Princesse Bari s’ouvre sur la famine et la misère qui frappent la Corée du Nord au début de la décennie 90 et se referme sur un mariage pakistano-coréen dans une ville de Londres multiculturelle, secouée par les attentats islamistes, sur fond de 11 septembre et d’intervention en Irak. C’est dire le grand écart romanesque auquel se livre ici l’auteur de L’Invité (Zulma, 2004). Ce périple dans l’espace et dans le temps s’ouvre donc sur le totalitarisme version nord coréenne ; s’arrête sur le sort réservé aux réfugiés illégaux coréens en Chine ; dénonce les méthodes des "gangs des serpents" ces réseaux mafieux chinois ; débarque dans le Chinatown londonien où, entre prostitution et conditions de quasi esclaves, les sans papiers asiatiques sont tenus de rembourser la dette contractée ; décrit enfin le Londres des clandestins, celui multiculturel des années 2000, les quartiers d’Elephant and Castle, de Lambeth ou de Shepherd's Bush. On y croise des immigrés coréens, chinois, vietnamien, bangladais, nigérians, indiens, pakistanais… L’islam mais aussi les croyances des diverses communautés y occupent une place importante. La religion y est explication du monde et source de réconfort. De quoi heurter rationalistes et autres athées. Il y a l’islam des talibans et surtout celui convivial, hospitalier, doux d’Abdul. "Nous avons des habitudes vestimentaires et culinaires différentes, nos modes de vie ne sont pas les mêmes, mais l’Univers est un" dit le vieux gardien de l’immeuble où loge Bari qui a débarqué dans la capitale britannique à 16 ans accompagnée de Shang qui, en Chine, lui apprit l’art de masser les pieds, art qui sera son viatique.
Bari signifie "l’abandonnée". Abandonnée, elle le fut à sa naissance par un père exaspéré de n’avoir que des filles. N’était sa grand-mère, la petite serait morte. C’est d’ailleurs l’aïeule qui choisit ce prénom inspiré d’un conte coréen, La princesse Bari, princesse qui, à travers mille et une épreuves, s’en va du côté du couchant à la recherche de l’eau de la vie.

Le récit des heurs et malheurs de l’immigration croise un univers de contes et de chamanisme. Car Bari a hérité des dons de voyance de sa grand-mère. Elle peut entrer en contact avec l’invisible, l’informulé, le muet. Ses dons accompagneront Bari tout au long d’une vie où la quête de la paix se paiera chère.
Il faut tout le talent de conteur de l’auteur pour croiser merveilleux et réalisme. Cela donne des scènes fortes : comme celles de la description de la misère en Corée, de la clandestinité dans une forêt chinoise, "l’enfer" du voyage clandestin à fond de cale ou la déchéance de Shang. Il y a aussi des scènes plus positives, plus heureuses comme celles où se déploient les dons de masseuses de Bari, le dialogue par delà la mort entre la grand-mère et sa petite fille, le conte de la Princesse Bari, la rencontre entre deux univers culturels différents, celui de Bari et celui d’Ali, le petit-fils d’Abdul… C’est deux là convoleront. Les différences culturelles, pour exister, ne sont pas un obstacle. "Je suis donc devenue membre de leur famille, mais pour moi, même après plusieurs années, la religion musulmane est restée un mystère. Tout comme l’histoire des aïeux d’Ali. Quant à mon pays, j’ai appris qu’il était coupé en deux, que les habitants du Sud et du Nord s’étaient battus comme chien et chat, que les modes de vie de part et d’autre étaient désormais différents, de même que les conceptions idéologiques ; on disait que c’était à cause des longs nez, des Américains. La famille d’Ali s’est elle aussi trouvée divisée entre musulmans et hindous, entre Pakistan et Inde (…)". Ainsi, la disposition de chacun à se fabriquer des prétextes pour tuer, pour haïr, pour "haïr même les nôtres et nous mêmes", comme l’écrivait déjà l’auteur dans Les Invités, est-elle davantage à l’origine des hostilités entre les uns et les autres que les différences culturelles, réelles ou supposées.
Si on devait tenir le compte des joies et des peines des existences qui traversent ce roman, il n’est pas certain que le chemin de la Princesse Bari conduise à cette source où coulerait l’eau de la vie. Pourtant, "même devant ce qu’il y a de plus horrible au monde, il ne faut pas désespérer de l’humanité". Voilà, sans doute l’un des enseignements parmi les plus chers à l’auteur qui le partage ici avec le vietnamien Duyên Anh ou avec Albert Camus.
L’obscurité peut bien nous entourer, se faire plus noire, plus menaçante, il n’empêche, ici ou là naissent de nouvelles sources lumineuses. De nouvelles sources de vie.

Mustapha Harzoune

Sok-Young Hwang, Princesse Bari, roman traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Philippe Picquier, 2013, 251 pages, 19€.