Feu pour feu
"J’ai deux cœurs au travail" fait dire Carole Zalberg au narrateur qui raconte comment, avec son enfant qui est encore un bébé, il a, quinze ans plus tôt, fui pour échapper à un massacre.
Fuir, après l’assassinat de l’épouse et mère, après l’incendie et la destruction du village. "Je te cale serrée au creux de mon aisselle, te couvre sans peser. Je suis ton monde et tant que ta peau le perçoit, tant que tu me respires, m’avales presque, tu ne sais pas que tu as faim et soif". Il veut échapper aux tueurs pour sauvegarder une vie, survivre pour "tenter le jour" et "passer sur le Continent Blanc" où sa fille pourra devenir une femme libre dans un pays de liberté. "Ma vie, depuis le jour où tout ce que j’avais jamais aimé en dehors de toi fut détruit, a été ton embarcation. Uniquement cela. Tout cela". Qui soutien qui ? Qui protège qui ? Le père ou l’enfant ?
Avant d’être un roman sur l’exil et la clandestinité – il faut bien renouveler le genre - Feu pour feu est d’abord l’histoire fusionnelle, l’amour sacrificielle d’un père pour sa fille, son combat contre les forces toujours renaissantes du malheur et peut-être, malgré mille et une précautions, mille et une protections, mille et une délicatesses… un combat perdu.
La parole paternelle raconte la fuite, le dangereux périple, le centre de rétention, l’arrivée en France et les efforts pour protéger, préserver sa seule raison de vivre. Il croit bien faire. S’applique à taire le passé : "je t’offrirai l’amnésie en guise, croirai-je, de protection". Il ne reviendra jamais sur cet autre fils qui a rejoint la "meute" des tueurs, sur la "présence d’ombre" de l’épouse et mère… "Je ne voulais pas que tu partages ma douleur. Je voulais que pour toi au moins tout commence ici" dit-il. C’est donc "ici" qu’Adama grandit : "entre des tours grises et délabrées". Mais peut-on "élever des enfants sans jamais leur montrer l’horizon" ? Il croyait avoir réussi, il s’était convaincu "qu’aucun vide" ne rongeait sa fille. Il interprétait ces rodomontades de cités, ces "lois tacites (…) fondées sur la nécessité de s’afficher fort" comme un signe de fermeté. Il avait même fini par voir dans son détachement, "la preuve que toi tu appartenais à ce pays, que j’avais réussi cela, mon arbrisseau : te replanter". Il avait cru à tant de choses, espérer avoir conjurer le mauvais sort… pour en arriver à ce terrible constat : "je t’avais perdue".
Pour s’en rendre compte, il faudra qu’un autre "feu meurtrier" réduise en ruine le mur qu’il s’était efforcé d’ériger, jour après jour, pour offrir à sa fille un enclos de "bonheur ou au moins de paix".
Des incises, comme autant de lames, lacèrent le récit et le rythme du texte. Ce sont les mots de l’enfant devenue adolescente. Les paroles d’une gamine de cité qui greffent sur le drame passé, le récit d’une autre drame. Quinze ans après. "Feu pour feu". Aujourd’hui, il doute. Culpabilise. Souffre : "(…) J’ignore ce qui, de mon silence, de nos épreuves, de ton désœuvrement ou de tout autre chose encore a été le premier vacillement. Et quelle différence cela aurait-il fait si je t’avais raconté d’où nous venions ?"
Carole Zalberg construit son récit en respectant les étapes et les thèmes liés à l’immigration clandestine ou aux demandes d’asile. Elle raconte la solidarité communautaire dispensée au compte gouttes. L’"impardonnable faute aux yeux de ceux qu’on a laissés", la "défaite", le "désastre" de devoir rentrer au pays. L’obligation pour les Sans-papiers de brûler leurs empreintes, car "on se fond mieux sans identité" ! "L’invisibilité" qui devient une autre nature, une nature contrainte.
Elle montre comment les demandeurs d’asile doivent ressasser, "emprunter le chemin des mots qui (…) ramène au drame". Justifier, ad libitum, la nécessité de l’asile auprès des administrations et des "aspirants à la sainteté" pour qui "nos malheurs sont une promesse de hauteur". Pour autant, "j’ignore encore aujourd’hui (…) si la sincérité est utile aux damnés que nous sommes (…). Sans doute, oui, sans doute agit-elle comme un mors, aux dents des plus féroces, des plus indifférents. Sans doute les offusqués et leurs démarches, leurs déclarations, leurs manifestations, leurs pétitions tirent-ils un peu sur la laisse de ceux que le mépris et une rage venue d’on ne sait où, car nulle lignée n’échappe à la nécessité d’inventer sa survie, poussent à nous traiter non comme des hommes mais comme une maladie".
Carole Zalberg semble en revanche céder à quelques facilités lorsqu’elle évoque le "flambeau" des femmes en exil, l’individualisme guerrier de la société française versus les joies du collectif africain ou le métro parisien qui serait pour les nouveaux venus "bien plus inquiétant que le plus inquiétant de nos périples à travers bois denses ou déserts sans fin"… L’autre bémol tient à l’exercice de style – le parler à la mode "téci" d’Adama – qui est loin d’être une réussite. Cela n’altère pas pour autant la force et l’émotion de cette introspection douloureuse, de ce sublime amour de ce père pour sa fille, et ce qu’il dit des ressorts mystérieux non pas du "bonheur" mais d’une certaine "paix", de l’équilibre entre un hier dramatique et un présent d’incertitude, de la place du silence et de l’oubli, de la nécessité de dire et de transmettre, des mirages aussi que dresse une société sur la voie non pas de l’intégration, mais de l’intégrité.
Mustapha Harzoune
Carole Zalberg, Feu pour feu, Actes Sud 2014, 72 pages, 11,50€.