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Faire l’aventure

Ces temps ci et pour un certain nombre de romanciers, l’Eldorado version européenne prend des allures d’enfer pour celles et ceux qui n’ont pas péri en mer ou dans le désert saharien. Prenez ce Biram, le personnage de Fabienne Kanor, "jeune Africain sans stigmates" devenu un "un exilé bardé de balafres". Après des années de clandestinité, le bilan tombe : "Qu’étaient devenues sa culture, sa mentalité, sa moralité ? Depuis combien de temps ne s’était-il pas adressé à Dieu ? Il avait rêvé d’être un homme, mais l’Europe mangeait les hommes. Elle les transformait en bâtards et en pantins". Ici, partir est déchéance. Chute.

Tout commence à l’adolescence. Jeune Sénégalais de Mbour, Biram a été recueilli par sa tante Maguette et son oncle Mokhtar après la mort de son père et l’enfermement de sa mère dans un asile. Le gamin reste tourmenté par l’ombre d’un père alcoolique et délinquant qui "ne méritait pas d’être sauvé". Il trompe la misère en travaillant au Normandie, un container marine, pourrissant sur la plage, transformé en snack-bar. Il s’en va rêver du côté de La Signare, l’esclaverie qui, pour être hanté des "fantômes-cordonniers", n’en offre pas moins un balcon sur la mer.
Tandis que l’arrivée du rallye Paris-Dakar provoque de vives "bavardises" entre partisans et opposants du cru, Biram s’amourache de Marème, une fraîche et bêcheuse citadine débarquée pour quelques jours de Dakar. Ensemble, sur le promontoire de la Signare, ils partagent l’horizon et quelques émois. Comme le gamin grandit et doit "subvenir comme un homme aux besoins de la famille", son oncle entend l’expédier travailler à Kédougou. Mais "la brousse, c’était pour les singes ou les Blancs à 4X4" pense Biram.
Déception amoureuse et perspective d’un avenir de bouseux dans la cambrousse africaine, ajouter à cela la "malédiction" d’être le fils de son délinquant de père… il n’en fallait pas davantage pour s’esbigner et fissa. D’autant que le pays enregistre quelque "retard" au développement et ce "à cause du vieux" - entendre le président Wade - qui "aime trop les millions". En définitive, "le ciel télé était mille fois plus bleu que celui de Mbour. Il donnait des idées : partir, disparaître". Ce sera du côté de Dakar d’abord. Fin de la première partie.

On retrouve Biram, des années plus tard, à Tenerife puis du côté de Lampédouse. L’Europe des clandestins se décline dans des quartiers interlopes où se terrent les métèques du monde entier, des refuges où il est préférable de rester sur ses gardes. Plutôt que la "solidarité africaine", la "fameuse fraternité", il vaut mieux compter sur soi, "s’affranchir du groupe" pour "survivre". Le travail - esclavage des temps modernes - se décline au jour le jour, sur quelques terres agricoles ou par la vente à la sauvette. Les trafics et les magouilles offrent de dangereuses opportunités. Les descentes de flics marquent le premier temps du "ping-pong", ce tragique va-et-vient fait d’arrestations, d’expulsions et de possibles retours. Quant à la peur, elle habite chacun, jusqu’à gangréner les corps et les âmes. Ici, se fait sentir le poids de la documentation et un trop plein de personnages et de situations.
La route tortueuse et nébuleuse de Biram croisera celle, plus linéaire mais pas moins pernicieuse, de Marème. Comme l’écrit l’auteure, "alors, il se produisit ce qui n’arrive qu’au cinéma". Et oui… Biram et Marème se retrouvent. Ce sera en Sicile, elle, mariée à un riche italien, lui, encore et toujours clando.

L’océan forme un autre personnage. Il est là, déployant ses vastes étendues et son horizon lointain. Dès le début du roman, un souffle marin s’insinue entre les lignes. Sans rien formuler d’abord, par suggestions, l’image de cette mer omniprésente titillent les représentations. Jusqu’à cette scène terrible où Fabienne Kanor montre, sur la plage désertique, une "pleureuse se pencher pour frapper l’eau de ses poings". La légende de Mami Wata aurait dû mettre en garde les enfants partis "faire l’aventure" du "traquenard" qui les attend… et éviter de faire pleurer les mères. Les souvenir joyeux des jeux de l’enfance sont loin, "avec l’expérience, Biram avait appris qu’il n’existe pas de mer tendre et bienveillante. Ce n’était d’ailleurs plus la mer qu’il voyait quand il l’affrontait. Il discernait quelque chose de vertical, de dur et d’infranchissable. Un mur qui grimpait au ciel".  

Les lecteurs D'eaux douces (Gallimard, 2004), ne seront pas surpris de retrouver dans Faire l’aventure le thème de la sexualité, une verve érotique qui interroge les ambiguïtés partagées du rapport à l’Autre quand des corps noirs et blancs s’entrelacent. Il y a du monde, ici, au dessus de ces coucheries, et pas des plus bienveillants. Depuis les rapports lucratifs qu’entretiennent de jeunes sénégalaises avec de "vieux types", "Blancs", en passant par les vidéos des filles du pays qui se filment pour trouver un mari, jusqu’au mariage de Marème, jusqu’aux rapports de Biram avec Hélène. Autant de relations déséquilibrées, encombrées de représentations, d’arrière-pensées, de "perversités", d’un passé et d’un passif qui pèsent sur chacun et sur la marche du monde. Caricatural ? Sinistre ? Binaire ? En tout cas univoque car sans promesses. Peut-être est-ce dû à la personnalité intransigeante de Biram nourrie d’insatisfaction, de frustration, de ressentiment et hantée par cette "malédiction" paternelle ? En contre point il y a Marème, mais une Marème tout aussi malheureuse, insatisfaite, partagée entre un "désir obscur de moralité" et une soif universelle de bonheur. Un bonheur qui est là, qui l’attend, "aussi simple à porter qu’une robe bleue".
Ces deux-là portent l’Histoire comme un fardeau. Mais c’est sous le poids des injustices présentes qu’ils plient et qu’ils flanchent. "Merde" finit par s’écrier Biram, "en tapant sur la table avec son poing. On est pas des chiens quand même. On devrait pouvoir vivre là où on veut vivre. Ou alors, ou alors que chacun reste dans son pays !"

Mustapha Harzoune  

Fabienne Kanor, Faire l’aventure, JC Lattès, 2014, 364 pages, 18€.