Clandestino. Un reportage de Hubert Paris
Clandestino prend les allures d’un reportage mêlant ce qu’il faut de document et de réalisme à ce qu’il convient de fiction et même de romance quand le personnage du journaliste Hubert Paris croise, à Alger, Djamila la sœur d’un harraga ou, à Almeria, Maria la responsable locale de la Croix Rouge.
Clandestino rassemble plusieurs enquêtes menées par l’auteur, dessinateur-reporter, en compagnie de son acolyte et ami Pierre Daum, pour les lecteurs du Monde Diplomatique. Il s’agit bien d’un reportage en dessins, légèrement scénarisé, "une fiction raisonnée" pour reprendre l’expression de Guy Scarpetta. Avec un tel titre pas d’erreur possible : le lecteur est bien embarqué dans l’univers interlope des migrations clandestines. Pas d’erreur et pourtant, comme souvent en matière d’immigration, le thème en dit plus sur les dessous des dynamiques internationales et les ressorts biaisés du "vivre ensemble" qu’il ne traduit la pauvre logique comptable qui voit partout des affamés venir perturber la fortune ternie des Européens du septentrion méditerranéen.
A l’occasion d’un reportage sur les migrations clandestines qui le mène d’abord à Alger, Oran puis en Espagne, Hubert Paris, au gré de rencontres fortuites, tombent sur Rachid et Magyd, deux Algériens englués dans le "dégoutage" à la sauce algérienne. Rachid est ingénieur, diplômé et sans travail. C’est dans une patera, une barque surchargée, qu’il tentera de gagner les côtes espagnoles. Magyd, son cousin, arbore un look plus traditionnel : barbichette filandreuse, kamis et chachia plutôt crado. Le berger décide, lui, de se cacher sous un essieu de camion dans un ferry. A eux seuls, les dessins d’Aurel suffiraient à rendre l’ambiance glauque, les chances de succès réduites, la peur de l’inconnu qui suinte et, si la mort épargne les harragas, l’horizon sombre que cachent les promesses d’Eldorado. Mais qu’importe ! Plutôt risquer la mort une fois que de continuer à mourir chaque seconde d’une existence de réprouvés.
C’est en toute liberté et sécurité que Paris embarque, lui, pour l’Espagne, espérant retrouver Rachid et Magyd du côté d’Almeria, là où échouent les clandos qui ont délaissé le trop surveillé détroit de Gibraltar. Pari doublement improbable qui suppose d’abord la réussite de la traversée puis, de pouvoir retrouver ses deux contacts parmi des dizaines de milliers d’autres immigrés. Almeria, porte d’entrée espagnole de l’Europe. Le reportage décrit alors les conditions d’arrivée de ces hommes, femmes et enfants mal en point mais vivants, l’action des associations humanitaires, ici de la Croix rouge, les conditions d’exploitation sur les quelques 30 000 hectares de serre (en 2010) ; plonge au cœur des cortijos, ces anciens corps de ferme transformés en bunkers au milieu des serres, circule dans les chabolas, les bidonvilles et visite les bordels où les esclaves des temps modernes viennent tromper "la plus haute des solitudes".
Mais l’interlope n’est pas là où des hommes et des femmes sont contraints de survivre. Ou de mourir. Il ne faudrait pas confondre le scandale imposé avec le douteux et la fraude érigés en système. Si la crise oblige quelques pauvres Espagnols à accepter des travaux qu’hier ils délaissaient généreusement aux bougnoules et autres blacks, le secteur à toujours besoin de sa ration de main-d’œuvre corvéable à merci. Clandestino s’ouvre sur un rendez vous avec un responsable marocain qui explique les tractations entre l’Europe et le Maroc – ou d’autres pays africains - pour faire venir des travailleurs dans ces serres andalouses. Si "nos" pense petits et enfiévrés obsidionaux l’oublient, ces accords et ces flux le rappellent : des secteurs entiers des économies européennes prospèrent à partir d’un "néo-esclavagisme légalisé par l’Europe" et cela passe par des arrangement, pour le coup, vraiment douteux. Les immigrés qui triment et qui trinquent n’ont qu’à se taire, sinon, retour à la case départ. Quant aux autres, ils peuvent devenir d’utiles boucs émissaires désignés à la vindicte publique par quelques politiques en mal d’électeurs.
Clandestino apostrophe le petit quotidien du vulgum pecus amateur de tomates et de fraises fadasses en plein décembre. Almeria représente la quintessence d’un certain ordre (ou désordre) économique qui oblige à "bouffer" n’importe quoi, n’importe quand, en détériorant sols et environnement et en surexploitant une classe ouvrière mondialisée - "éparpillée façon puzzle" sur la planète ou enracinée qui en Éthiopie ou au Bengladesh.
Reportage en dessins ou dessin de reportage, Clandestino restitue non seulement des faits, ramasse une géopolitique des relations socioéconomiques mais, et ce n’est pas le moins important pour une telle œuvre, livre les ambiances, les atmosphères, les émotions, les doutes portées par de vrais personnages. Pourtant les planches sont sans fioritures. Minimalistes même lorsque Hubert Paris mène son enquête : le cadre dominé par une gamme de gris se resserre alors sur les visages. Les plans s’élargissent, s’oxygènent, sur une Alger blanche et bleue, une Andalousie baignée d’un soleil métallique. Tout en mouvements et péripéties, le récit file, passant allègrement du collectif à l’individuel. Une réussite.
Mustapha Harzoune
Aurel, Clandestino. Un reportage de Hubert Paris, Glénat, 2014, 17,25€.