Les Poilus d’ailleurs
Depuis bientôt vingt-cinq ans, l’association Au nom de la mémoire s’applique à restituer à la communauté nationale une partie de ses mémoires oubliées et à faire œuvre pédagogique, dans les écoles, collèges, structures culturelles municipales et autres comités d’entreprise. Démarche informative et documentée, sans pleurnicherie ni posture victimaire ou accusatoire.
Dans le grand barnum mémoriel, Au Nom de la Mémoire se singularise en ne s’attachant pas à une seule mémoire. Elle travaille autour d’au moins trois "champs transversaux" qui se croisent, s’interpénètrent, s’alimentent, se "créolisent" : les mémoires ouvrières (dont celles de l'immigration), les mémoires urbaines et la mémoire coloniale. Son travail prend plusieurs formes : édition de livres, réalisation de films et de documentaires, expositions itinérantes, des centaines d’interventions et de débats, des émissions radios et des initiatives et des mobilisations autour de l'antiracisme, de l'égalité des droits. En 2014, elle proposera la quatrième édition du FIDEL, le Festival images de la diversité et de l'égalité, qui cette année ne sera pas accueilli par le Palais de la Porte Dorée mais par un cinéma parisien.
L’autre particularité de l’association est de s’engager sur le terrain de la citoyenneté et de refuser "mordicus" de s’aventurer dans les marécages politiques. Elle se veut, selon le mot de son président, Mehdi Lallaoui, "une bougie dans la nuit" et revendique son utilité auprès des professeurs et des publics. La petite flamme veut "donner à comprendre", interroger les transformations de la société et participer à ses débats. Enracinée dans "le champs de la connaissance" et non dans "le champs de l’imprécation", la mémoire, ici, fertilise l’avenir.
Justement, en ces années de commémorations de la Grande guerre, Mehdi Lallaoui a décidé de braquer ses projecteurs sur ces Poilus d’ailleurs, ces soldats de l’Empire colonial, mobilisés, recrutés, de force souvent, et devenus les "laissés pour compte de la Nation". Dans un format à l’italienne, le livre les recense, sans doute de manière exhaustive. Il y a les célèbres tirailleurs, davantage africains qu’uniquement sénégalais, les Algériens, Marocains et autres Tunisiens, les Indochinois, les Somalis, les Malgaches et les travailleurs chinois. Mehdi Lallaoui n’oublie pas les Réunionnais, Antillais, Guyanais, Kanaks et Tahitiens qui furent aussi mobilisés. En tout, près de 700 000 noirs, jaunes, basanés et autres "gueules de métèque", sans comptés les "non coloniaux" : Juifs, Arméniens, Portugais, Espagnols, Italiens… qui participèrent aux combats. Du monde et du beau monde qu’une riche iconographie donne à voir en situation ou mis en scène pour les besoins de la propagande ou pour illustrer l’air nauséabond, et parfois rémanent, d’un temps colonial.
Au texte, qui donne à lire cette histoire - qui reste à écrite notamment en ses prolongements – aux photos, groupes ou portraits, sont ajoutés des témoignages, des extraits de correspondance, des citations (de Senghor ou de Confiant mais aussi du général Charles Mangin créateur de la Force Noire) et, en fin d’ouvrage, la biographie de cinq de ces derniers Poilus d’ailleurs, venus qui du Sénégal, d’Algérie, d’Italie, qui de Martinique ou de Nouvelle Calédonie.
Mehdi Lallaoui rappelle les conditions des recrutements forcés et les révoltes. Il remémore comment Marseille fut la plaque tournante de cette mobilisation. Il exhume de l’amnésie collective ce "camps de la misère", sis au Courneau en Gironde, où quelques 27 000 tirailleurs furent parqués : un millier y moururent quand d’autres furent transformés en cobayes pour des expérimentations médicales ! Ici s’ouvre une page sombre de l’histoire nationale. Celui de l’ingratitude. Du deux poids deux mesures. De l’oubli. "Le retour au pays" marque le temps de la "désillusion" pour ces combattants renvoyés du jour au lendemain à leur statut d’indigène, de citoyens de deuxième collège quand ce n’est pas de sauvages.
On le sait, la Grande Guerre marque pour nombre de soldats coloniaux la découverte de "la mère patrie" et d’une modernité inconnue, les premiers contacts aussi entre "indigènes" et Français de l’hexagone, autant de nouveautés qui contribuèrent à la transformation des imaginaires et des représentations. Ce thème est absent du livre, mais il est loisible de considérer qu’il s’agit sans doute d’un autre chapitre de l’Histoire, coloniale cette fois. Mehdi Lallaoui revient en revanche sur les vexations infligées aux soldats démobilisés et à leur famille. Il souligne les amnésies et les discriminations d’Etat. Autant d’injustices infligées au nom de la France qui titillent le vivre ensemble. L’histoire et l’actualité se télescopent souvent. En 2014, le lieu de ce choc est localisé. Fréjus. Non contente de se doter d’un maire FN, la ville peut s’enorgueillir désormais d’avoir, le plus jeune sénateur de l’histoire parmi les sages du Palais du Luxembourg. Symbolique Fréjus. En 1918, elle fut "noire" de 45 000 soldats répartis dans seize camps. En 2014, la majorité municipale issue d’une formation qui n’a de cesse d’exalter le passé, la terre et le sang, rendra-t-elle hommage à ces métèques de 14/18 ? La question se pose à ceux là mêmes qui affligent leurs concitoyens d’une mémoire à géométrie variable, partiellement amnésique, d’une idéologie de l’entre-soi, hier racial aujourd’hui culturel et qui, avant d’être un mensonge historique insulte l’avenir et plombe une communauté de destin toujours en chantier. On peut faire de l’histoire de longues et proprettes avenues, mais selon Au nom de la mémoire, pour faire vivre la démocratie, il faut aussi s’aventurer dans les ruelles sombres, visiter les zones d’ombre, éclairer les angles morts. Ces Poilus d’ailleurs participe de ce chantier historique et mémoriel. Il fait de son auteur un haussmannien de la mémoire.
Mustapha Harzoune
Mehdi Lallaoui, Les Poilus d’ailleurs, Édition Au nom de la mémoire, 2014, 139 pages, 26€.