Querelle autour d’un petit cochon italianissime à San Salvario
Bienvenue dans l’univers de la bouffonnerie à l’italienne. Le titre ne donne qu’un aperçu de ce dont il s’agit ici. Une des trois facettes de ce roman signé par un auteur passé maitre dans l’art de farfouiller dans nos drames contemporains avec distance, de faire du léger avec du lourd, du drôle avec du sinistre, du cérébral avec du prosaïque. Les neurones ont beau se gondoler, ici, elles turbinent tout de même et à plein régime.
Au centre du récit, il n’y a pas un cochon, mais une affaire criminelle et le traitement journalistique de ladite affaire où barbotent délinquance étrangère, mafia calabraise (Ndrangheta) et migrations.
Enzo est journaliste à Turin. Quand son rédacteur en chef lui apprend que quatre cadavres d’Albanais viennent d’être retrouvés, le baveux se la coule douce à Marseille. Occupé à satisfaire les ardeurs de Taïna, la belle créature finlandaise qui l’accompagne, il invente un scoop, histoire de calmer une autre insistance, celle de son supérieur : selon un mystérieux informateur, ces meurtres inaugureraient une guerre entre clans roumains et albanais. L’engrenage est enclenché. Ce premier bidonnage en appellera d’autres. Sur fond de fantasmes anti immigrés, l’histoire s’emballe, nourrie d’affabulations journalistiques et de vanité médiatique – on va leur montrer aux Amerloques et à leur "petit" Watergate de quoi le journalisme à la sauce italienne est capable. Critique de la presse donc, critique justifiée de certaines méthodes et paresses, de ressorts et de mécanismes professionnels qui se nourrissent de clichés, de représentations surannées, de sensationnel et d’émotionnel. Critique d’un irrationnel généralisé : "En étant journaliste, j’ai compris que la réalité à laquelle nous nous confrontons n’a ni valeur ni poids. C’est l’imaginaire qui commande nos actions, ou plutôt nos réactions. Nous sommes de plus en plus incertains, apeurés, vulnérables, irrationnels. Il faut qu’on m’explique, par exemple, pourquoi la majorité des Italiens considère que les immigrés sont la première cause d’insécurité, mais confient les personnes qui leur sont les plus chères, enfants et personnes âgées, et les clefs de leur maison aux dames de compagnie et aux bonnes étrangères. Qu’est ce qu’on peut faire ? Devons-nous nous contenter d’une réalité factice, fuyante, dépourvue d’éléments concrets, mais pleine de délires et de préjugés ?"
Au milieu de cet imbroglio journalistico-policier se greffe l’affaire qui donne le titre au roman. Le cochon se prénomme Gino. Il est devenu l’animal de compagnie de Joseph, immigré nigérian en instance de regrouper sa famille. Joseph s’est entiché de Gino et tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes friand de cochonnaille et de charcutaille n’était que des plaisantins s’étaient amusés à promener l’inoffensif et innocent goret dans l’espace sacralisé de la mosquée du quartier San Salvario, sise rue Galliari. Branle bas de combat, choc des civilisations non plus dans un ascenseur mais dans le quartier, querelles des étendards et des panaches, baroud d’honneur et barouf d’affronts, ralliements à l’Unique, l’Identité, le Pur… déclinés en autant de sauces distinctes. Les forces sont en ordre de bataille : musulmans offensés, identitaires autoproclamés, défenseurs du droit des animaux, jusqu’aux services administratifs… Le feu couve. Joseph, lui, n’en démord pas : il est innocent et reste enfermé à double tour dans son modeste appartement, cajolant son quadrupède rose. Il n’ouvre et ne fait confiance qu’à Enzo qui doit démêler les fils d’un imbroglio en passe de prendre une dimension planétaire.
Le troisième temps de ce roman au swing ternaire tient tout entier - Italie oblige - à la figure maternelle. Maman Enzo vit en Calabre. A Cosenza très exactement. A plus de 950 kilomètres de son turinois de fiston. Seul l’amour maternel peut défier toutes les lois réunies de la géographie et du temps : "c’est merveilleux, je suis un petit garçon de 37 ans" est bien obligé de constater Enzo, journellement et littéralement assailli au téléphone pas sa mère qui le poursuit de ses adjurations et reproches pour qu’enfin, il se marie. Grâce à ses deux "espionnes" en chef, Tante Quiz et Natalija, elle sait tout du quotidien de son rejeton : des filles qui passent par la chambre à coucher jusqu’aux dates de péremption des yoghourts du frigo !
Les trois moments du récit sont parfaitement imbriqués. Mieux, l’auteur, sans doute épicurien, donne à savourer quelques menus plaisirs qui font le sel d’une existence : la passion pour le football, le quartier San Salvario (où il habite), l’art de cuisiner un risotto et d’apprécier un nebbiolo ou un barbera. Il entrouvre une fenêtre sur la chanson italienne (Rino Gaetano ou Loredana Bertè) et salue, au passage, Jean Claude Izzo. Sans oublier l’amour… Amara Lakhous séduit, par une phrase décontractée, sans esbroufe, un récit plaisant taillé à hauteur d’homme et d’un quotidien partagé par le plus grand nombre. Il donne à sourire, mais ce romancier qui ne dédaigne pas le théorique, prête aussi à réfléchir. Car les évidences énoncées, les convictions défendues mordicus par les uns et les autres, jamais ne rendent compte de la réalité, ne correspondent aux faits. Quand une tranche de jambon devient le grand manitou de l’identité ; quand l’autre devient le bouc émissaire ; quand chacun est renvoyé à un « nous » chimérique ; quand les fantasmes prennent le pas sur le réel, l’univoque et l’équivoque sur le polysémique et le complexe ; quand la soif de pouvoir - médiatique, politique ou financier - conduit à toutes les turpitudes ; quand l’arbre de la délinquance étrangère sert à cacher la forêt des malversations estampillés "indigènes", à oublier les mœurs locales et d’antan ; quand le sort réservé aux "extracommunautaires" fait oublier le passé, celui des Méridionaux du pays ou des exilés italiens… alors oui, il est à craindre, effectivement, qu’il y a quelque chose de "pourri" aujourd’hui. A bien lire Amara Lakhous qui cite le théorème de William Thomas - "si les hommes considèrent certaines situations comme réelles, alors elles le seront dans leurs conséquences" et Albert Einstein – "il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé" - on peut, sous les sourires, mesurer le sérieux de la tâche.
Mustapha Harzoune
Amara Lakhous, Querelle autour d’un petit cochon italianissime à San Salvario, Actes Sud 2014,195 pages, 20€.