Archives

Jacob, Jacob

Sur la couverture du livre, au-dessus du titre, une photo : un jeune homme en uniforme nous regarde, vareuse ouverte, béret de travers, regard clair et profond, c’est Jacob.

Dans ce roman, la traductrice d’Aharon Appelfeld et l’auteure d’Une bouteille dans la mer de Gaza se tourne vers la terre d’origine de ses parents, l’Algérie coloniale, pour suivre le court destin de ce grand-oncle dont la photo l’attirait dans l’album de famille. “Il est beau Jacob, même de dos”, dit Lucette, sa voisine amoureuse, en le regardant partir pour l’armée. Nous sommes en juin 44 et Joseph Mekli, le petit dernier d’une famille juive de Constantine, vient d’être enrôlé, “défenseur d’une Europe qui avait tué ou laissé mourir ses juifs mais qui l’avait bien voulu, lui, pour la délivrer, alors que trois ans avant son incorporation on ne l’avait pas jugé suffisamment français pour l’autoriser à franchir les portes du lycée d’Aumale”. Il est beau Jacob, et il occupe une place particulière dans cette famille pauvre, comme le révèle la dernière soirée qu’il passe avec les siens, après une ultime balade sur le pont Sidi M’cid, ou passerelle des vertiges. Non seulement il est le seul à avoir passé le bac, mais, dans un monde archaïque d’hommes frustres et violents, sa gentillesse, sa faculté à être aimé de tous, son humour aussi, le rangent du côté des femmes et des enfants.

Après quelques semaines d’entraînement dans le Hoggar, où la disposition régulière des tentes “lui serre le cœur, on dirait des tombes dans le carré d’un cimetière”, c’est le départ, le débarquement en Provence, au sein de la 3e division algérienne, où se retrouvent mêlés, combattant côte à côte, musulmans, juifs et Français d’Algérie. Cette armée victorieuse de libération, on la suit jusqu’en Alsace auprès de Jacob et de ses camarades : Attali, Bonnin et Ouabedssalam, tous les quatre unis par la peur et la solidarité. Valérie Zenatti excelle à décrire cette campagne dans une langue charnelle et sensuelle qui englobe tout : sensations et réflexions, exaltations et appréhensions, descriptions et conversations, premières et dernières fois. L’eau et la musique sont les éléments favoris de Jacob, ils caractérisent aussi le style de Valérie.

Vient ensuite le temps du deuil - des quatre, seul rentre Ouabedssalam, blessé au champ d’honneur, mais jamais décoré. De Jacob, d’une vie si courte - dix-neuf ans -, que reste-t-il ? Une photo, des souvenirs qui s’estomperont, son prénom, comme en écho, tel que le suggère le titre et comme le lecteur se surprend à le murmurer.

Le benjamin de la famille a été le premier à franchir la Méditerranée pour découvrir une France qu’il ne connaissait qu’à travers les livres. Quelque vingt ans plus tard, ce sera au tour de sa famille, la belle unité vécue lors des combats ayant volé en éclats. L’assassinat de Cheik Raymond, la star de la musique arabo-andalouse adulée par les juifs et les Arabes, “était plus qu’un avertissement : un signe funeste. Partez, partez, nous avons choisi de rompre le lien qui nous unissait depuis des siècles. Vous continuez à parler notre langue, à vous enduire les mains de henné pour les fiançailles de vos enfants, à cuisiner comme nous, mais vous êtes des traîtres, alliés depuis cent ans aux français, remplis d’orgueil à la pensée de posséder leurs cartes d’identité grises”.
Ce que réussit Valérie Zenatti dans ce roman nourri de souvenirs familiaux, où la fiction, la tendresse, l’émotion ont aussi toute leur place, rappelle ce que Modiano déclarait le sept décembre dernier en recevant le prix Nobel de littérature : “C’est sans doute la vocation du romancier devant cette grande page blanche de l’oubli de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme des icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.”

Elisabeth Lesne

Jacob, Jacob, Valérie Zenatti, L’Olivier, 168 p., 16 euros.