Tiss’ame, créer entre Dakar et Paris
Faso Danfani au Burkina, kenté au Ghana, baoulé en Côte d’Ivoire, diola ou mandjak au Sénégal, il est décliné en autant de teintes et symboles et obtenu par le tissage, au métier manuel, de fils de coton. Fabriqué selon une méthode artisanale et ancestrale, il serait menacé par le made in China (ou d’ailleurs) plus lucratif. Pourtant, grâce à quelques (jeunes) créateurs qui marient tradition et modernité, inspiration et urbanité, il pourrait reprendre des couleurs. Il s’agit bien sûr du pagne tissé, à ne pas confondre avec l’omniprésent wax.
La jeune marque TISS’AME en a fait son ADN. Elle le décline en robe, en veste en gilet, en étole ou écharpe mais aussi en pochette, ceinture, jetée de lit, couvre-lit, cousin, chemin de table, etc.
Le pari est de s’inspirer de ce savoir faire pour coller à un mode de vie moderne, urbain ; marier élégance, esthétique contemporaines et tradition ; harmoniser les inspirations, les tissus européens et africains ; tisser un fil créatif et entrepreneurial entre la France et l’Afrique, ici le Sénégal ; offrir du "made in Africa" décliné en prêt-à-porter ou en modèles uniques, du cousu main, exigeant quant au choix des teintes, des tissus et des finitions.
Tout cela se traduit par des créations colorées, joyeuses, un style épuré, dynamique, rafraîchissant et lumineux : un accessoire, une écharpe ou une ceinture sur une robe unie, suffisent à transformer, ensoleiller, une silhouette.
Les voies de la création ne manquent pas d’imagination, surtout quand l’ailleurs irrigue l’ici, quand l’autre inspire l’entre soi, quand le global s’invite dans le local. Pour comprendre l’esprit TISS’AME, il faut emprunter plusieurs chemins : la géographie d’un quartier métissé de Paris ; le goût pour les voyages, legs familial et mouvement personnel ; l’Afrique comme origine et convergence ; l’immigration, comme arrivée et comme départ ; l’amitié et une passion commune pour la mode. Rendez-vous dans un bar branchouillard - et bruyant - du côté de Beaubourg avec Alice Lefort et Antonia David, les deux créatrices.
Convergence
Alice Lefort est la styliste du duo. La jeune femme, réservée et attentive, porte une de ses créations, une veste chatoyante, élégante, radieuse.
Alice est de Ménilmontant, quartier bigarré et encore populaire de l’Est parisien. Le "Ménilmuche", celui de Maurice Chevalier d’origine belge jusqu’à celui de Thierry Marx né de parents immigrés juifs polonais, est terre de mélanges. Au populo du cru, se sont aussi greffés des Kabyles, des Maliens ou des Sénégalais, des Asiatiques et d’autres. Alice est née au début des années 80 dans ce condensé d’une humanité une et diverse. De quoi laisser des traces, aiguiser la curiosité, un goût pour l’observation et peut-être un sens de la relativité. Aujourd’hui, Alice passe huit à neuf mois par an au Sénégal. Elle vit et travaille à Dakar, "autre ville métisse" même si cela se situe quelques étages au dessous des brassages version parisienne. Pourquoi l’Afrique ? Dans la famille Lefort, voyager est une tradition et cette tradition a contribué à alimenter ce goût pour l’ailleurs qui - influence des couleurs et des textiles peut-être - s’est fixé en Afrique de l’Ouest. En 2010, au Sénégal, elle découvre le pagne tissé. Elle en fera une source d’inspiration. Plus tard.
Après l’école Estienne (1997/2000) elle suit une formation en mode et stylisme à l'Institut supérieur des arts appliqués (2002/2004). En 2005, diplôme en poche, elle crée - fissa donc - la marque Zenka Influence. "Zenka", comme la rue en arabe. Influences des rues du monde, des circulations et connexions urbaines, d’une modernité arc en ciel, exigeante, qui se pique de relâchement et affecte parfois un souci de soi par trop nombriliste. Après les années de formation, Alice entre dans la carrière donc, sans forligner, c’est-à-dire sans oublier son quartier, ses voyages, cette globalisation par le bas, à hauteur de fillette puis de jeune femme. Résultat, Zenka multiplie les influences : couleurs et les tissus d’Afrique ou d’Asie, créations urbaines en phase avec des espaces et des êtres ouverts sur le monde, en quête de décontraction et de distinction.
C’est comme cliente qu’Antonia rencontre Alice, en 2008. Antonia est née en Afrique. Papa togolais, de mère métisse allemande et de père togolais, et maman née au Sénégal de parents qui avaient eux-mêmes émigré du Togo dans leurs jeunes années. Chez Antonia, le voyage tient aussi sa place. La jeune femme a bourlingué en Thaïlande, en Jamaïque, au Bénin, au Ghana, en Côte d'Ivoire sans parler de l’Europe. Bilingue français-anglais, elle a hérité, de l’aïeule paternelle sans doute, de quelques bribes de langue allemande. Elle parle aussi le ouolof et le mina usité au Togo. Après l’Ecole Supérieure de Commerce et de Management Tours-Poitiers, elle poursuit, en communication et marketing, un Double Master en partenariat avec la London Metropolitan University. Elle travaille aujourd’hui dans une des principales sociétés d'études dédiées au marché de la santé.
De son enfance, à cheval sur le Sénégal et le Togo, Antonia a conservé le souvenir du kenté ou de l’aso-oké, ces textiles traditionnels portés par sa grand-mère au point que, dans son exil londonien, l’étudiante crayonnait des écharpes et des sacs à main qu’elle imaginait faire confectionner en Afrique par des artisans locaux.
"Made in Africa"
Alice et Antonia partagent une même passion pour la mode et pour l’Afrique. Une Afrique loin des clichés où l’attachement à des valeurs humaines et la survivance de traditions voisinent avec modernité, création, inventivité. En 2011, elles lancent la marque TISS’AME. "Tiss" comme tissu et/ou tissage, "âme" comme le souffle vital ou comme "amies". L’aventure peut commencer. A chacune son boulot même si rien ici n’est absolument cloisonné. Avec Zenka, Alice a très vite découvert le monde de l’entreprise, un cadre où l’âme d’artiste doit se coltiner avec les contingences de l’économique et du juridique. Si Antonia apporte son savoir faire - à elle le relationnel, le marketing, les réseaux - elle participe aussi à la création de modèles. En septembre 2011 Alice s’installe à Dakar. Sur place, elle travaille avec les artisans du cru, des tisserands, des tailleurs, des maroquiniers, des bijoutiers et autres antiquaires. Elle crée, dessine les motifs et les assemblages, choisi les tissus et les couleurs, supervise la fabrication, le tissage des pagnes... Pour trouver la matière première, des étoffes nobles, tissées à la main par des artisans burkinabés, ghanéens et bien sûr sénégalais, elle chine du côté de Sandaga, de Tilène ou d’HLM5, les marchés de Dakar ou du côté de la cour des Orfèvres.
TISS'AME revendique le made in Africa, ambitionne de s’approprier et de renouveler des savoir-faire ancestraux. "La production du pagne tissé ne serait possible qu'en Afrique, l'idée est de produire et de participer à créer de la richesse et non pas seulement de distribuer. Au delà, et malgré les opportunités que nous pourrions avoir de produire ailleurs, notre volonté est de faire de TISS'AME une marque résolument ancrée en Afrique avec une production et une conception made in Africa".
Passion et audace
Capitale mondiale de la mode oblige, la promo et le marketing se font à Paris. Deux ou trois points de vente dans les deux capitales proposent les créations de la marque. Des ventes privées régulièrement organisées et des promos sur le site de la marque ou des sites partenaires complètent pour l’heure le dispositif commercial. Alice et Antonia courent les salons et les événements (comme dernièrement le salon Maison et Travaux ou AfricaParis), pour se faire connaître, démarcher de nouveaux contacts, dénicher de nouveaux points de ventes.
Les jeunes créateurs, inspirés ou non par le monde, rament. En France tout particulièrement. "Les créateurs ne sont pas aidés ici, à la différence d’autres pays européens. On ne donne pas trop de chances ni de possibilités". La France reste une vieille aristocrate poudrée. Sûre de sa supériorité. Jalouse de ses privilèges. La cour en place lorgne du côté des prétendants avec détachement, un brin de suffisance. Difficile pour les jeunes créateurs qui jonglent avec les matières venues d’ailleurs, les inspirations nées aux quatre vents, cette génération innovante et moderne, de se faire une place. Une petite place. Il y faut beaucoup de passion et une grande audace.
Mustapha Harzoune
Site Internet : http://tissame.com
Mail : contacts@tissame.com
Points de vente :
- Nayenka , 9, rue de Turbigo 75001 Paris M° Etienne Marcel
- Ambre , Rond point des Almadies Dakar