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La Maison de Schéhérazade

"- Comme j’aimerai que tu te rase la barbe et que ton visage soit lisse comme une prune…
Aussi irrité par ce qu’il venait d’entendre qu’émoustillé par ses caresses, Baqbouq objecta :
- Si je me rase la barbe, tout le monde se moquera de moi au marché. Non, non, je ne veux pas faire ça !
Mais, attrapant sa main, la femme lui fit toucher son visage.
- Sens-tu comme ma peau est délicate ? Ne dirait-on pas un pétale de fleur ? Elle est si sensible qu’une petite brise l’éraflerait. Alors imagine ce que pourrait ta barbe en s’y frottant, quand tu m’embrasseras, me lècheras, me serreras contre toi…
"
 

Par les temps qui courent il faut éviter les amalgames. Ne pas, tels un Ivan Rioufol ou un Philippe Tesson désinhibés et après les raccourcis d’un Zemmour ou les frasques littéraires d’un Houellebecq, tirer sur nos compatriotes musulmans. Pour cela, chacun y va de sa recette proprette, qui ne mange pas de pain et satisfait les (bonnes) consciences : cours d’éducation civique par ci, moraline républicaine par là, catéchisme à la sauce mahométane, éducation religieuse mais dans un jus laïc… L’imagination n’en souffre pas et la république peut bien se satisfaire d’un prêche. Hier l’étranger était immigré, aujourd’hui, ses enfants et parfois ses petits enfants - majoritairement natif du cru ! -, sont musulmans. Indistinctement et sans mesure : de 3 à 4 millions il y a peu voici que les abstèmes frôleraient les 7 millions. La croissance par trop exponentielle épuise les capacités des plus vigoureuses gamètes. Qu’importe, sous le ciel monomaniaque, les extrêmes, les démagogues et les imbéciles convolent. Le fantasme obsidional des uns rencontre l’esprit de corps des autres. Et vice versa. Mais voilà, le vivre ensemble qui se dessine n’a rien à voir avec cet esprit "Charlie", dont on se gargarise à gogo : on l’imagine joyeux et à la bonne franquette ! tendre mais sacrilège, sans dieu ni maître quoi ! Au lieu de ça il se décompose. Corroder par un conformisme républicain vide de sens - la trinité de la République reste bien mystérieuse pour les gavroches des temps modernes - et par ce trop plein de religiosité qui repasse les plats rancis des siècles obscurs.

Alors, pour ne pas céder aux amalgames, pour se rassurer on s’en va répétant que l’islamisme des uns n’a rien à voir avec l’islam des autres. On déligote. D’autres ripolinent. Il y a du beau monde et de beaux esprits à l’ouvrage. Mais il faudrait voir à sortir du piège qui associe islam et religion, évacuant du même coup la culture à commencer par le verbe. Celui de la poésie, de la littérature ou de la philosophie, le verbe écrit comme le verbe parlé, l’oralité des contes et des légendes, des sagesses et des maximes. Paroles d’hommes et paroles de femmes. On pense bien sûr à la romancière algérienne et académicienne Assia Djebar. Dans Le Monde du 19 janvier 2015, l’écrivain marocain Abdellah Taïa déclare que "Souvent, on pense que dans la civilisation musulmane, il n’y a jamais eu de moment de réelle rébellion, de liberté. Mais c’est faux. Lisez Les Mille et Une Nuits, qui est rempli de transgression, de liberté, de sexualité de toutes sortes, et de résistance à des menaces de mort… Pourquoi un peuple qui a fait de ce livre le rival du Coran se comporte-t-il comme s’il ne l’avait pas lu ?"

Alors, plutôt que de réciter son bréviaire à éviter les amalgames, il serait bon de lire, relire, découvrir et faire découvrir, populariser ces contes (et poèmes) des Mille et Une nuits où une femme, au nom "immortellement familier" disait Marcel Proust, Shéhérazade donc, par ses mots et par sa voix, arrive à juguler la violence d’un homme, contenir le pouvoir d’un prince. Ils font l’objet ici d’une adaptation pour le théâtre de la romancière libanaise Hanan el-Cheikh. La sélection opérée de contes et poèmes fait sens qui dessinent des figures de femmes indépendantes, entreprenantes, intelligentes, spirituelles, aimantes, des corps libres, disposés à aimer et à être aimés. L’islam, la civilisation musulmane plutôt, est bien loin ici du triste spectacle contemporain. Elle est ludique, joyeuse sensuelle, rafraichissante et raffinée. Il est possible – a défaut d’être permis - de jouir des corps, des fruits de la vigne et du verbe. La parole du désir se mesure à la parole de la loi, "les écritures de l’imaginaire" aux "écritures du savoir" (pour reprendre Jamel Eddine Bencheikh), la féminité à la masculinité, enfin, le verbe brave le silence que l’on veut imposer (aux femmes notamment) et l’autorité du despote. Hanan el-Cheikh a parfaitement réussit sa mise en forme de thèmes qui entrent en résonnance avec les enjeux du moment – thèmes qui traversent des pans entiers des littératures arabes et nord africaines modernes - : la liberté d’aimer, l’émancipation des femmes et son prolongement, l’exigence démocratique.

Mustapha Harzoune
 

Hanan el-Cheikh, La Maison de Schéhérazade, traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols, Actes Sud/Sindbad 2014, 380 pages, 23 €.