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La route des clameurs

La route des clameurs devrait être à la littérature ce que Timbuktu est au cinéma. Dans ce qui constitue son troisième roman, Ousmane Diarra raconte, comme Abderrahmane Sissako, l’irruption de djihadistes (les "Almorbidonnes djihadistes") dans un village africain, en l’occurrence malien.

"Le Calife Mabu Maba dit Fieffé Ranson Kattar Ibn Ahmad Almorbidonne" "avait réussi à prendre le pouvoir pour terroriser la population avec des fables tirées du VIIe siècle d’outre-désert !". Seul, un artiste, peintre et sculpteur de renommée internationale, refuse de se soumettre. Il a deux fils. L’aîné très tôt rejoint les rangs des djihadistes. "Quant à moi, je suis resté du côté de mon papa" dit le cadet (et narrateur) resté fidèle à son père, jusqu’à se soumettre aux desiderata les plus incongrus du tyran.

Pour embarquer son lecteur sur cette Route des clameurs – celle "des supplices éternels" - Ousmane Diarra a choisi une langue dynamique et foisonnante, tout en distance et raillerie ; un ton vif, enchanteur, piquant, pour décrire la "mère des calamités", "le jaadi", somme toute l’horreur revenue sur terre : "Depuis l’arrivée des Morbidonnes au Mali, tous les levers du jour étaient compliqués. Des fois, le jour ne se levait même pas. Le soleil restait caché derrière des montagnes de brouillards denses, compacts. Comme s’il avait peur, lui aussi, des Morbidonnes djihadistes". Quant à ces derniers, "ils parlaient toujours de la mort et de l’après-mort, jamais de la vie, ni de la beauté des fleurs, ni du coucher de soleil sur le Niger, ni de la beauté de nos filles et de nos montagnes, de la douceur et de la candeur de nos mangues sucrées".
L’esthétique est mise au service - à moins que ce ne soit l’inverse - d’une forte dénonciation des ressorts et des méthodes du djihad. Tout y est, à commencer par les premiers agissements, la patiente et progressive prise de contrôle des "jeunes imams barbus (…) débarqués frais émoulus des pays du Golfe, pourris d’argent et de savoirs coraniques nouveaux et authentiques". Ils "tenaient à avoir un œil sur tout ce que nous faisions. C’est pourquoi ils regardaient jusque dans nos chiottes pour savoir ce que nous y rejetions".

Tandis que les "politiques", président en tête, démissionnaient, "les gamins imams sapaient nos âmes authentiques", prenaient "le contrôle de nos consciences déjà gravement affectées par l’ignorance, la mère des violences". Exit alors "notre histoire et nos cultures" transmises par les vieux et sages griots : "le vacarme devint si fort dans nos têtes que tout le monde perdit le sommeil, en même temps que la mémoire, en plus de l’intelligence. C’était ce qu’attendaient les gamins imams qui en profitèrent pour gaver nos consciences orales fatiguées avec les peurs et les ignorances qu’ils avaient patiemment amassées dans les quatre coins du monde". Et oui ! "Rêver par la tête d’autrui est toujours fatal !".

Après le temps de la terreur idéologique et du conditionnement (un lavage de cerveau) arrive celui des armes. Ousmane Diarra raconte la formation "militaire" du djihadiste, la consommation de drogues, les lignes de coke, les horreurs commises au nom de dieu. "Ils brûlaient les maisons, tiraient sur les femmes et les enfants affolés, qui couraient dans les rues en braillant à pleins poumons. Eh Allah ! c’était ça le jaadi, le retour du grand méchant monde de la violence aveugle, de la chasse aux esclaves, de tous les maux dont les anciens n’avaient plus que quelques obscures souvenances !".
Mais l’économie de la mort est, elle aussi, mondialisée : les armes viennent d’occident et c’est sur les terres des Morbidonnes qu’on s’entretue : "Mais tout de même ! Pendant que les ennemis d’Allah vivent en paix dans leur pays et dans leur village, et enseignent à leurs enfants l’amour de la vie, nous on nous enseigne l’art de la haine de la vie, de donner et de recevoir la mort au nom d’Allah ! Eh Allah, si c’est pas con, tout ça !...".

Ousmane Diarra semble s’amuser à dénoncer les "cancres" et les "fripouilles", la tartufferie et les impostures, il ridiculise l’ignorance crasse en matière religieuse du calife auto proclamé, une ignorance qui se traduit par un vade-mecum à la sauce Morbidonne, une jurisprudence obsédée par l’adultère au point de condamner à mort pour inceste le fiston qui aurait l’audace d’embrasser sa mère. Ah ! les obsessions et perversités sexuelles des islamistes…

Pour l’artiste et père du narrateur, la "liberté n’est pas négociable". Malgré les menaces, les persécutions, les destructions, il continue à peindre, à exposer ses œuvres à même la rue devant sa maison. Seul et sans le sou, il résiste. Avant d’être retenu prisonnier, avec sa famille, dans le palais califale, il peint un dernier tableau au titre significatif : le "VIEUX COCHON" ! Insulte ? Blasphème ? En tout cas, c’est dit et écrit et pas par un "bobo" parisien (on pense à E. Todd) : "mon papa, je le savais, il n’aime pas la violence. Il ne fait que parler, parler et parler encore et toujours, au lieu de taper. Il disait que Dieu avait donné la parole aux humains pour qu’ils évitent de se taper". Tandis que le père et le fils s’esbignent vers Bazana, le village paternel, des avions volent au-dessus de leur tête. Plus loin, la terre tremble des premiers bombardements. Serait-ce "la fin du monde" ? Non, "c’est le début du monde" dit l’artiste à son rejeton.

Si l’on peut souhaiter à Ousmane Diarra le succès d’un Sissoko, il faut, pour en éclairer l’importance et le sens, rattacher La route des clameurs à deux autres romans, celui de son ainé et compatriote Yambo Ouologuem, Le devoir de violence (Seuil, 1968) et celui du Libyen Ibrahim Al-Kony, L’Oasis cachée (Phébus, 2002).

Mustapha Harzoune

Ousmane Diarra, La route des clameurs, Gallimard, Continents noirs, 2014