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Debout-payé

S’est-on jamais demandé qui est ce sempiternel grand black, toujours-là, en costard ou en blouson, debout à l’entrée de ces lupanars de la consommation que sont "nos" magasins ou enseignes de prédilection ? Que fait-il ? A quoi pense-t-il ? D’où vient-il ? Qui a t-il derrière ses regards, tantôt attentionnés ou suspicieux, aimables ou amusés, complices ou indifférents ? Que cache le vigile sur lui-même ? Sur nous-mêmes ?

Pour son premier roman, Gauz se baguenaude dans l’univers méconnu – en littérature - des vigiles. Cette nouvelle face de l’immigration moderne où les gros bras servent moins à manier le marteau piqueur qu’à impressionner le chaland. Ils sont partout. Et si depuis les années 2000 les patrons sont plutôt blancs, le lumpen, lui, reste, basané et franchement black. Vigile ! une façon de sortir de la galère, surtout quand on se trouve sans le sou et maigrichon côté paperasserie préfectorale. Et cela reste une galère ! Des jours entiers à rester debout. A s’ennuyer. A se péter la vessie. A se polluer le tympan des musiquettes d’ambiance, à s’abimer les yeux sur le ballet des gogos.
Pas besoin de formation, juste un "profil morphologique" idoine : "les noirs sont costauds, les noirs sont grands, les noirs sont forts, les noirs sont obéissants, les noirs font peur. Impossible de ne pas penser à ce ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeillent de façon atavique à la fois dans chacun des blancs chargés du recrutement, et dans chacun des noirs venus exploiter ces clichés en sa faveur. Mais ce n’est pas l’histoire ce matin. On s’en fout. Et puis, il y a aussi des noirs dans les équipes qui recrutent". Tiens, tiens…

Quelque part dans son triptyque consacré à Un siècle d’immigrations en France, Mehdi Lallaoui rapporte cette blague qui circulait dans l’antique migration polonaise : "en France on est payé à rester couché"… Sauf que la position évoquait le boulot de forçat du mineur et le "travail à col tordu" de la roche ! Aujourd’hui, c’est à rester debout qu’une partie de l’immigration africaine est payée. En un siècle, l’immigré est passé de l’horizontalité à la verticalité. Progrès en garniture hégélienne ou reproduction à la sauce bourdieusienne ? En tout cas ce n’est pas drôle. Il ne faudra pas se laisser abuser par le ton et le style du livre : léger, engageant, iconoclaste, impertinent, provocateur, inventif, bourré d’esprit et riche d’observations. Il entre dans ce premier roman une part de vécu, d’autobiographie d’un auteur au mitan de la quarantaine qui classe ses mille et unes activités et professions en trois catégories : "faire l’âne (pour avoir le foin)" ; "faire l’art" et  "s’engager".

En entrebâillant la porte sur l’un des nouveaux visages du Paris mondialisé, Debout-payé est à rapprocher de Mélo de Frédéric Ciriez ou de Beauté parade de Sylvain Pattieu : romans-miroir qui en montrant les marges reflètent aussi le centre, et qui, en invitant à découvrir le destin, le quotidien et les aspirations d’hommes et de femmes trop souvent invisibles traduisent, aussi, un peu de ce que nous sommes tous, collectivement, nos hésitations aussi dans le labyrinthe des possibles. Autre point commun : l’inventivité de la forme. Ici, Gauz glisse entre l’histoire (éclatée, brouillonne) sur deux générations de l’immigration ivoirienne, incarnée notamment par Ferdinand et Ossiri, des chapitres où sont rassemblés, dans une langue aux avant-postes de la modernité langagière, les pensées, anecdotes, aphorismes, observations du vigile en poste à Sephora Champs Elysées ou à Camaïeu Bastille. Pour être de valeur inégale, cela reste souvent drôle, piquant et instructif. Les vigiles sont aussi des veilleurs. Ils scrutent et veillent. Ils disent le monde. Ils en rapportent sa noblesse et ses manquements. Les nôtres.

Mustapha Harzoune

Gauz, Debout-payé, Le Nouvel Attila 2014, 175 pages, 17€.