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Les Grands

Les grands ? Ce sont les musiciens, artistes, membres fondateurs du groupe Super Mama Djambo qui, dans les années 70 portait, en rythmes et en chansons, dans un créole savoureux, mélange de portugais et de langues du cru, les espoirs de l’indépendance version Guinée Bissau.

Après avoir chanté et loué la figure d’Amilcar Cabral, très vite - trop vite – le répertoire témoignera des premières désillusions d’un peuple dont la marche vers la liberté sera entravée. "Dissan na mbera" ("laissez-moi marcher tranquille !"), est l’un des titres phares du Super Mama Djambo : "qu’on respecte notre peuple, qu’on respecte les habitants de ce pays et leur droit à marcher simplement sur les routes, en paix comme ils l’ont toujours fait, sans risquer de se faire écraser par les grosses voitures". C’est dit ! Chanté ! et cela s’adresse aux nouveaux dignitaires du pays.

Livre enthousiasmant, pour un sujet casse gueule : la musique on la vit, on en joue, mais il est difficile d’en parler. C’est le premier tour de force de l’auteur. L’autre enthousiasme tient à l’ambiance et aux personnages. Ces "grands" ramène à Bahi, le beau et inoubliable personnage du précédent roman (Là, avait dit Bahi, Gallimard, L’Arbalète, 2012). En son temps et pour d’autres lieux, l’Algérien Rachid Boudjedra avait montré comment un pouvoir corrompu et prévaricateur pouvait gangrener, jusqu’à la moelle, un pays (FIS de la haine, Denoël, 1992). Ici aussi, dans un jeu d’aller-retour entre le présent et le passé, qui balaie quelques cinquante ans de l’histoire du pays, Sylvain Prudhomme ne cache rien du "fleuve détourné" de l‘indépendance. Mais chez lui, l’âme du peuple est préservée, les êtres demeurent intègres. De ce point de vue, Les Grands est un livre qui fait du bien. Les rescapés du Super Mama Djambo, ceux encore en vie, ceux qui ne sont pas partis à l’étranger, le cercle des amis et des fidèles accueillent le lecteur dans un quotidien d’humanité, plutôt hédoniste, libre de toute attache matérielle, indifférent aux honneurs et aux pouvoirs. Ces laissés pour compte sont sans colère ni ressentiment, simplement et heureusement fidèles aux engagements et aux idéaux de la jeunesse et de ce fait, irrécupérables par des adultes devenus de nouveaux barbares. Des êtres solaires, des pépères fragiles mais encore verts, toujours prêts à rire, à faire la fête, à vider quelques canettes de Crystal, à partager un thiep fumant et à aimer. L’ambiance est chaleureuse, chaloupée, sensuelle, tendre. Une douce mélancolie, façon saudade, flotte de page en page. Ces Grands ne sont peut-être qu’une poche de résistance picaresque, ils restent des "dispensateurs" de bonheur, des êtres "irradiés par l’amour", une lueur dans la nuit qui, à l’instar du lointain Tortilla Flat de Steinbeck, restera toujours allumée, quelques part, dans le cœur parfois triste des lecteurs.

Le récit s’ouvre sur l’annonce de la mort de Dulce. Elle fut, trente ans plus tôt, la chanteuse du groupe. Elle aimait Couto, le guitariste. Et Couto l’aimait. Pourtant, elle lui préféra Gomès, un héros de la lutte pour l’indépendance, devenu le nouvel homme fort du pays. Pour rendre un dernier hommage à celle qui incarna le Super Mama Djambo, les musiciens du groupe décident d’organiser un concert à tout casser chez Nunu, le restaurateur et ami. L’initiative risque de contrarier les plans du chef d’état major de l’armée, qui n’est autre que Gomès. La situation politique est électrique. Le pays est à la veille du second tour d’une élection présidentielle où le favori n’est pas le candidat de l’armée. Climat tendu, incertain, angoissant. La rue bruit d’une manifestation à venir en soutien au favori et en même temps d’un probable coup de force des militaires. D’ailleurs, les autorités ont décidé d’attendre le lendemain pour annoncer la mort de Dulce. Demain, c’est-à-dire après avoir fait parler les armes, histoire de privilégier les larmes du peuple sur ses cris de révolte. Chez Nunu, on s’active pour la fiesta.
Le récit mélange fiction (Couto ou Dulce) et réel (l’histoire du groupe et de ses membres ou le coup d’Etat de 2012). Il tient tout entier en une journée. Une journée où avec Couto, le lecteur déambule dans Bissau, passant d’un quartier à un autre, plongeant au cœur d’un populo bigarré et chaleureux, savourant la mélopée d’une langue, visitant quelques lieux interlopes, goûtant le sel de cette terre : la douce Espéranza ou de jeunes rappeurs. Cette Bissau n’est pas une image de carte postale, encore moins une ville enfermée dans un imaginaire d’un autre temps, même si avec Couto remontent les souvenirs de la guerre d’indépendance, l’histoire du groupe, l’amour de Dulce... Avant le concert Couto ira chez Gomès pour s’incliner sur le corps de Dulce.

Les Grands n’est pas un roman sur la migration. Ou alors par la bande. Ou alors parce qu’on finirait par admettre que le thème brasse large, irradie, lui aussi, histoires collectives et individuelles. Certes, l’immigration est un voyage dans l’espace. Elle est aussi conscience de l’Autre, et dans un monde ramené à la dimension d’un vaste village, la migration prend des formes multiples. On peut se déplacer sans bouger, dans la tête ou par un livre. Ici, le lecteur découvre une ville, une histoire nationale, des aspirations contrariées, l’accaparement d’un pays et d’un peuple par un aréopage de militaires, de truands en tout genre et de narco-trafiquants. Si l’immigration est d’abord émigration, ce livre en fournit les dessous, les ressorts.
Les Grands ouvre aussi quelques fenêtres sur l’exil. A commencer par celui des ex membres du groupe expatriés qui à Paris, qui à Lisbonne, ces émigrés que l’on appelle pour ne donner que de mauvaises nouvelles. Et, à l’heure de la gloire et de la renommée internationale, au temps des tournées mondiales, le groupe goûta aussi l’air européen. N’en déplaise à ceux qui pensent que tout le Sud ne pense qu’à s’esbigner pour profiter des douceurs occidentales, tel n’est pas le sentiment de ces Guinéens en vadrouille musicale. Savoureux !
Enfin, avec Les Grands, Sylvain Prudhomme participe de l’ouverture de la littérature française contemporaine sur le monde, offre l’opportunité de repenser la rencontre avec l’Autre. L’Afrique ici n’est pas fantasmée, idéalisée, pas non plus un garde malade chez qui l’on vient soigner les bobos d’une âme occidentale souffreteuse, point non plus de vision coloniale ou néo coloniale, exit le misérabilisme et les larmes de crocodile. Mieux : l’universalisme ici ne vient pas tirer sa légitimité sur les bords de Seine ou du Tage. Ces Grands refusent ce qui fait que le monde ne tourne plus rond. A leur manière. Qui en vaut d’autres.Un universalisme partagé, en musique et par l’amour. Jusqu’au dernier souffle. "Ce dernier souffle de ma vie / je veux le garder pour aimer" dit Lamartine. Le Super Mama Djambo aurait pu le chanter.

Mustapha Harzoune
 

Sylvain Prudhomme, Les Grands, L’Arbalète Gallimard, 2014, 208 pages, 19,50€.