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Eastern

Voici un premier roman qui présente une double particularité. Une double réussite. Un double intérêt. Premier roman écrit directement en langue française par une auteure arrivée en France en 1998 de sa Slovaquie natale. Premier roman réussi pour sa densité et son écriture. Premier roman qui invite le lecteur à revisiter les joies de l’exil et d’une remontée vers les origines.

Andrea Salajova se montre sensible, particulièrement sensible et habile, particulièrement habile à triturer l’intime tourmenté de ses personnages, l’intime d’un retour, celui de Martin, vers le pays de l’enfance, vers celles et ceux qui ont fait ce qu’il est, vers celles et ceux dont il s’est détaché, physiquement, mais pas uniquement.
Cette remontée vers ces points de bifurcations, ces instants qui marquent l’écart, la distance prise et qui demeurent constitutifs d’une généalogie, d’une filiation, d’une transmission, ce retour est évoqué avec une implacable lucidité et tendresse. Ce qui se donne à voir ici, c’est le mouvement roulant des identités, des retours en arrière, des introspections et interrogations, c’est aussi, après les brûlures de la lumière, un nouvel équilibre retrouvé, une porte ouverte sur un destin assumé, nourri, non par l’oubli, le rejet, la négation mais la réunion des "morceaux cassés et désintégrés de sa vie". Bien sûr, le thème des origines irrigue la littérature. Côté migration et pour en rester aux modernes, Andrea Salajova rejoint un cercle où siègent Kazuo Ishiguro (Quand nous étions orphelins), Neil Bissoondath (Tous ces mondes en elle), Ook Chung (Kimchi), Mako Yoshikawa (Vos désirs sont désordres), Julie Otsuka (Quand l’empereur était un dieu) ou pour des auteurs français Nor Eddine Boudjedia (Little big Bougnoule), Fawaz Hussain (En direction du vent), Khaled Osman (Le Caire à corps perdu) et, pour leurs œuvres, Tassadit Imache ou Amin Maalouf… Andrea Salajova y tient d’autant mieux sa place, que ses personnages irradient de vérité et d’émotions, même contenues, même silencieuses. Le propos, dense, éclaire d’une lumière particulière une expérience somme toute universelle.

Eastern raconte l’histoire d’un retour dans un pays européen, un pays qui appartenait à cette "totalité" floue et fourre-tout : l’ex Europe de l’Est. L’immigration n’est pas que post coloniale. Elle peut aussi, osons le mot, être post socialiste. Qu’ils viennent du Sud ou de l’Est, les hommes et les femmes en mouvement offrent à l’humanité la possibilité de décentrer les regards sur les cultures, les langues, les croyances, l’Autre. Sur l’Histoire. Sur les sociétés. Celles de départ comme celles d’arrivée. Au fin fond de la Slovaquie, à Michalovce exactement, Andrea Salajova esquisse le tableau gris, résigné, défait d’un milieu après le passage du communisme et le triomphe de la pensée libérale. Ici, à la honte de ne pas assumer "une erreur historique" s’ajoute la honte d’avoir raté "le train des changements du socialisme au capitalisme". D’avoir été "trop gentils", "lâche ou prévoyant" peut-être, "pour se tailler une place parmi tous ceux qui avaient vite compris les règles du capitalisme sauvage". "En fait, ces gens-là avaient été privés de futur" écrit Andrea Salajova. "Les régimes communistes de l’Europe de l’Est avaient réussi une chose surprenante : à rendre suspecte l’idée d’une répartition plus juste des richesses" et "désormais, il leur restait le capitalisme et la démocratie du chiffre. Celui qui gagnait le plus d’argent, de votes, de prix, etc".

Martin s’en revient à Michalovce lourd d’un triple exil. Celui du parisien qu’il est devenu, du danseur et de l’homosexuel. Aux bars du village, Rudolf le père de Martin et les oncles Pavil et Milan se noient dans de grandioses et terrifiantes beuveries. Visages burinés, regards vides, traits déformés. Le mauvais alcool et le sentiment de l’échec ravinent. Des hommes paumés, des laissés pour compte, encore capables d’aimer pourtant. Même mal. Même sans le dire. A la maison, les femmes ont construit, dans le renoncement et le devoir, un quotidien bancal mais un quotidien tout de même ! Et le fiston, de retour de Paris, ferait bien de s’abstenir de vouloir tout déranger.

Il revient pour l’anniversaire, le dernier sans doute, de son grand-père mourant. Gamin, déjà différent des autres, il était heureux chez cet homme solitaire, amoureux des livres, doux et abstème. Une autre étrangeté dans le tableau familial. Plus tard, dans une correspondance avec son petit-fils, l’aïeul écrira cette phrase, comme un don : "N’arrête jamais d’être ce que tu veux être". Ce que montre Andrea Salajova c’est le courage qu’il faut pour partir et refuser de se soumettre. Ce courage Martin l’a eu, il a du pour cela secouer "le lourd héritage de la défaite". Jusqu’à un certain point. A Paris, où la langue française est devenue une langue "refuge" et d’ "ouverture", il s’est tout de même appliqué à cacher à ses amis français son histoire, à dissimuler là d’où il vient. Par honte. Et lorsqu’il revient vers les siens, il demande à Gabriela, l’amie de Bratislava, de l’accompagner. Un retour dans le mensonge et les faux-semblants : faire croire qu’il a une copine et qu’ils attendent un enfant. Mentir encore. Cacher. Se construire une carapace. Tel un Albert Cohen meurtri d’avoir un moment, un moment seulement, eu honte de sa mère, de son accent, Martin sera oppressé par la honte de sa honte. Les brumes du simulacre devront se dissiper pour laisser venir les élans de la sincérité. Le trompe-l’œil de la fuite s’effacer pour que ressurgisse la vérité des liens. Et des sentiments. Martin devra réunir les strates, les plus profondes, les plus secrètes, de sa biographie. Alors, si celui qui revient n’est plus celui qui est parti, celui qui s’en retournera ne sera déjà plus le même que celui qui est arrivé.

Mustapha Harzoune

Andrea Salajova, Eastern, Gallimard 2015, 227pages, 17,90€